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INTERVIEW ACCORDÉE À RICARDO UTRILLA ET MARISOL MARÍN (EFE)

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RICARDO UTRILLA. Comment définiriez-vous les relations actuelles entre l'Espagne et Cuba ?

FIDEL CASTRO. Je peux vous dire qu'elles sont satisfaisantes, qu'elles ont progressé ces dernières années. Elles n'ont jamais été mauvaises, même sous le gouvernement de Franco. Je dois dire en toute honnêteté et malgré les grandes différences idéologiques que le gouvernement espagnol de cette époque a résisté fermement aux pressions des États-Unis qui voulaient lui faire rompre ses relations diplomatiques et commerciales avec Cuba ; cela ne s'est jamais produit.

Logiquement, après l'ouverture démocratique qu'a représentée pour l'Espagne le gouvernement de Suárez, les relations se sont améliorées, se sont faites plus étroites, plus « familiales », et nous avons même eu l'honneur de recevoir Suárez à Cuba. Pour nous, chaque changement intervenu en Espagne s'est traduit par une amélioration des relations avec Cuba.

L'accession du Parti socialiste au gouvernement a marqué un nouveau progrès ; les relations sont devenues encore plus familiales, c'est le mot. C'était logique. On se demandait si la droite allait triompher, si la gauche allait triompher... Et c'est la gauche qui a triomphé, en l'occurrence le Parti socialiste. Nous avions des relations personnelles avec Felipe, que nous avions connu bien avant le triomphe de son parti, à l'occasion des voyages qu'il avait faits en Amérique latine et à Cuba, des escales qu'il avait faites dans notre pays. Tout ceci a favorisé l'instauration d'un meilleur climat ; les relations se sont développées sur le plan économique, culturel et, d'une certaine façon aussi, politique.

RICARDO UTRILLA. Y a-t-il des aspects où Cuba est moins satisfaite de ses relations avec l'Espagne, où on n’a pas encore atteint le niveau souhaitable ?

FIDEL CASTRO. On ne peut pas parler de niveaux souhaitables, mais de niveaux possibles. Je crois que nos relations se sont développées dans les limites des possibilités réelles, quoique pas autant que nous le souhaiterions. Elles sont un peu limitées par le fait que nous sommes un adversaire tenace de la politique des États-Unis, de la politique internationale des États-Unis en général, en Amérique latine et dans le monde. Or, l'Espagne est d'une certaine façon l'alliée des États-Unis sur le terrain politique et même sur le terrain militaire. Ceci crée des limitations objectives, non pour nous mais pour le gouvernement espagnol. Dans ce cadre, limité par les conditions objectives, les relations se sont développées jusqu'à la limite des possibilités. Des progrès ont été faits dans le domaine de la culture, nous avons des échanges culturels. Des progrès ont été faits dans le domaine de l'économie, les relations économiques continuent de se développer. Encore faut-il se demander si des pays comme Cuba et d'autres pays d'Amérique latine ne souffriront pas de l'entrée de l'Espagne dans la Communauté économique européenne qui a une politique vraiment égoïste: elle exporte des produits agricoles subventionnés et fait une concurrence ruineuse aux pays du Tiers-monde.

RICARDO UTRILLA. Oui, c'est le cas du sucre, par exemple.

FIDEL CASTRO. Je vais vous donner un exemple : la Communauté économique européenne importait des millions de tonnes de sucre et aujourd'hui, elle réclame un quota d'exportation de rien moins que cinq millions de tonnes. Voilà les prétentions d'un continent riche et industrialisé, dont la politique a déprimé les prix et qui est en partie responsable du fait qu'on ne soit même pas parvenu à un accord international sur le sucre. La Communauté économique européenne et l'Australie, deux régions industrialisées du monde, sont les principaux coupables : l'absence d'un accord affecte l'économie de dizaines de pays du Tiers-monde. Mais la Communauté économique européenne n'exporte pas seulement du sucre, elle exporte aussi de la viande subventionnée et fait concurrence à l'Argentine, à l'Uruguay et à d'autres pays latino-américains. Je crois même que les Uruguayens sont déjà fortement touchés par cette espèce du dumping de la Communauté économique européenne. L'Europe subventionne certaines productions pour les porter à des quantités supérieures à ses besoins, qu'elle exporte ensuite à bas prix.

Nous assistons aussi - et je crois que même le pape en a parlé - au scandale que constitue la destruction de centaines de milliers, voire de millions de tonnes de produits alimentaires pour des raisons strictement commerciales, au vu et au su d'une grande partie du monde où la faim sévit. En tant que pays du Tiers-monde et d'Amérique latine, nous avons la plus grande méfiance pour cette politique protectionniste des pays industrialisés, qu'il s'agisse des États-Unis ou de l'Europe, et nous ne pouvons que nous inquiéter de cette politique qui consiste à faire de la concurrence aux pays du Tiers-monde dans des productions assurées à coups de subventions d'État, un luxe que seules des nations industrialisées et riches peuvent se permettre. A ceci s'ajoutent d'autres problèmes extrêmement sérieux comme l’échange inégal, car nul ne doit s'imaginer que les problèmes du Tiers-monde consistent seulement dans le sous-développement et la dette extérieure.

Les produits industriels des pays développés coûtent de plus en plus cher, et le prix des produits du Tiers-monde n'en finit pas de baisser. Le monde industrialisé produit, par exemple, des équipements de l'industrie mécanique, dont le Tiers-monde a tant besoin, des médicaments, des produits chimiques, avec des salaires qui sont parfois de l'ordre de 800 dollars, 1 000 dollars, 1 200 dollars par mois, pour acheter du café, du cacao, des bananes, du sucre, de l'agave, des noix de cajou, du thé, des fibres et bien d'autres articles produits avec des salaires de 50 dollars, 80 dollars, 100 dollars au maximum. Voilà pourquoi si vous pouviez acheter il y a vingt ans un bulldozer de 180 chevaux au Japon ou en Europe avec 200 tonnes de sucre, il vous faut aujourd'hui 800 tonnes de sucre pour acheter le même bulldozer. Ce qui est vrai pour le sucre est aussi vrai pour le café, pour le cacao, pour les principaux articles dont vit le Tiers-monde ; ce qui est vrai pour le bulldozer est aussi vrai pour d'autres équipements industriels, pour les tracteurs, pour les camions. A ceci s'ajoute l'échange inégal en ce qui concerne un produit vital provenant de certaines régions du Tiers-monde, le pétrole, qui fait maintenant partie de l'échange inégal dont souffraient déjà de nombreux pays sous-développés dans leurs relations commerciales avec le monde industrialisé.

Pour des raisons bien connues, les cours du pétrole ont enregistré une hausse spectaculaire. Il nous semble juste que les producteurs de pétrole aient revendiqué de meilleurs cours face aux pays industrialisés, mais pour les pays du monde non pétrolier de tels cours ont constitué une véritable catastrophe !

De la même façon, pour reprendre l'exemple du sucre, s’il y a vingt ans, cinq ou six tonnes de pétrole valaient une tonne de sucre, il faut maintenant deux tonnes et demi de sucre pour acheter une tonne de pétrole. On peut demander leur avis à des pays comme Haïti, la Jamaïque, la République dominicaine, le Guyana ou les pays centraméricains qui n'ont pas le privilège de posséder du pétrole. On peut aussi demander leur avis aux Brésiliens, aux Argentins, aux Péruviens, qui sont exportateurs de sucre, bien que les Péruviens et les Argentins subviennent à leurs besoins en pétrole. Mais les producteurs de sucre, de viande, de thé, de café, de cacao, de noix de cajou, comme le Mozambique et la Tanzanie, pour qu'ils achètent du pétrole... Combien en achètent-ils ? Combien de tonnes de leurs produits de base leur faut-il pour acheter ce pétrole ? Voilà ce qui arrive à tous les pays du Tiers-monde qui doivent importer une énorme quantité de produits industriels pour assurer – je ne dirai même plus leur développement – leur survie, et ça leur arrive aussi en ce qui concerne le pétrole.

Ces facteurs ont contribué à créer une situation dramatique dans le Tiers-monde. C'est pourquoi j'insiste : la dette n'est pas le seul problème. Nous avons des expériences amères avec les pays industrialisés.

J'ai toujours pensé que l'Espagne avait uns situation privilégiée quant à la possibilité de développer les relations économiques et politiques avec le Tiers-monde, car c'est non pas un des pays les plus industrialisés, mais un pays industrialisé et sur le point d'intensifier son développement industriel. Son entrée à la Communauté économique européenne peut affecter dans une certaine mesure ses relations économiques avec les pays du Tiers-monde. Je pense que le gouvernement espagnol a réfléchi à tout ça, et nous comprenons pour notre part qu'en raison de la situation géographique de l'Espagne et de ses intérêts économiques, il peut lui convenir d'entrer dans le Marché commun européen. Nous ne prétendons absolument pas remettre en cause ce droit de l'Espagne à chercher à répondre à ses besoins de développement et de commerce avec l'Europe. Mais je dois dire que c'est pour nous un motif de préoccupation, compte tenu, comme je l'ai dit, de notre expérience amère et de l'exploitation véritablement abusive dont nous nous sommes victimes dans notre commerce avec les pays capitalistes industrialisés.

Voilà pour les limitations objectives.

L'Espagne aussi subvient à ses besoins en sucre ; c'était autrefois un marché sucrier de Cuba. Elle a suivi en d'autres temps une politique de stimulation à la production sucrière pour se suffire à elle-même alors qu'elle aurait pu acheter son sucre à bien meilleur marché à Cuba. Je ne vais pas attribuer au gouvernement actuel la responsabilité d'une situation qui existait avant son arrivée au pouvoir, mais le fait est que cela nous porte préjudice. L'Espagne était autrefois un important marché sucrier de Cuba. Cette politique va même à l'encontre des lois élémentaires du libre-échange, de la concurrence et du développement de relations économiques saines entre les nations.

Les pays européens parlent de concurrence, de liberté de commerce, mais ils font des choses qui n'ont rien à voir avec le libre-commerce et la concurrence. Et pourtant, ils voudraient que les pays du Tiers-monde lèvent les barrières douanières et ouvrent leurs marchés !

C'est la formule de l'École de Chicago, qui a eu tant d'influence en Amérique du Sud, au Chili, en Argentine, en Uruguay, et qui a véritablement ruiné ces pays. De l'autre côté, nous nous heurtons aux mesures protectionnistes qui empêchent la concurrence des produits agricoles et industriels du Tiers-monde, à l'échange inégal et, dans certains cas, au dumping. Il nous reste quelques produits : il n'est pas facile de produire de la langouste dans les mers du Nord, ni des crevettes. Le tabac n'a pas là-bas la même qualité que le nôtre, qui bénéficie d'un microclimat et d'un sol déterminé, car c'est chez nous, précisément, que cette plante est née. Mais dans d'autres domaines il y a des choses qui limitent le commerce  ce sont des réalités dont il faut parler.

RICARDO UTRILLA. —Dans le cadre des relations entre les deux pays, on a beaucoup parlé en Espagne, surtout après votre escale à Madrid... A propos, était-elle prévue ou a-t-elle un peu surpris le gouvernement espagnol ?

FIDEL CASTRO. Non, l'escale n'était pas préméditée. Il m'a tout simplement paru opportun de changer d'itinéraire pour des raisons de sécurité bien compréhensibles. Comme chacun sait, et comme doivent le savoir les Espagnols, aux États-Unis, on a organisé des dizaines d'attentats contre des dirigeants de la Révolution cubaine et en particulier, pendant des années, contre ma personne. Ça a été rendu publie par le Sénat des États-Unis. Une longue enquête a confirmé l'existence de certains de ces plans, mais nous savons qu'il y a eu beaucoup de plans de ce type, et cela nous oblige à prendre certaines mesures de sécurité en ce qui concerne les voyages ; il n'y a là rien d'extraordinaire. J'aimerais pouvoir voyager comme n'importe quel autre citoyen, ou comme beaucoup d'autres citoyens, mais nous nous voyons dans l'obligation de prendre ces mesures parce que nous savons que les gouvernements administrations étasuniennes n'ont aucune espèce de scrupule à cet égard, et c'est pourquoi, très souvent, les voyages ne sont pas annoncés à l'avance. Lors de mon voyage au Nicaragua, ils ont aussi voulu monter un scandale, parce que c'était soi-disant un « voyage surprise, un voyage inattendu ». Pour les Nicaraguayens, il n'avait rien d'inattendu, rien d'un voyage surprise ; ce sont eux qui ont insisté, ils tenaient à ce que j'assiste à l'investiture. C'est pour ça que nous avons décidé de changer d'itinéraire, pour ne pas toujours passer par les mêmes endroits.

RICARDO UTRILLA. Mais l'escale était inattendue, c'était bien une escale surprise.

FIDEL CASTRO. Felipe ne l'a pas su longtemps à l'avance ; nous lui avions demandé l'autorisation de faire escale. Ça nous a semblé la moindre des choses. Nous pourrions peut-être faire une escale technique ; nos avions font des escales dans divers aéroports ; ils se bornent à demander l'autorisation et en général, on ne la leur refuse pas ; il en va de même pour n'importe quel avion espagnol qui se dirige vers l'Amérique centrale et se voit forcé de faire une escale à Cuba ; il le fait pour se ravitailler ou parce que l'itinéraire est plus sûr, et nous autorisons l'escale.

Un de nos avions de Cubana peut parfaitement, tout comme un avion soviétique qui se rend à Cuba, demander l'autorisation – et ils le font fréquemment – de faire escale dans différents pays, à Rabat, à Madrid, à Gander ou à Shannon ; nous aurions simplement pu demander l'autorisation, qui nous aurait été accordée, mais il ne me semblait pas correct de faire escale sans prévenir Felipe. Le changement d'itinéraire a été décidé quelques heures auparavant. En outre, c'était pour moi un plaisir que de pouvoir le saluer. Ça n'a pas été une visite imposée, ni une escale imposée ; nous n'avions pas la moindre intention d'inventer un prétexte pour faire escale à Madrid. Nous avons jugé opportun de changer d'itinéraire et il nous a semblé que c’était parfaitement compréhensible étant donné nos relations avec l'Espagne. Felipe a immédiatement accepté, et il n'a pas seulement accepté mais il nous a offert son aimable hospitalité, comme nous lui avons toujours offerte la nôtre à Cuba, quand il n'était pas encore président du gouvernement espagnol et même quand l'heure où il serait président du gouvernement espagnol paraissait encore lointaine.

RICARDO UTRILLA. Peut-on s'attendre dans l'immédiat à ce que vous vous rendiez en Espagne ou à ce que le roi vienne à Cuba ?

FIDEL CASTRO. Le jour où nos relations avec les États-Unis s'amélioreront – et personne ne sait quand ça arrivera – nous recevrons beaucoup plus de visites et nous recevrons aussi beaucoup d'invitations à nous rendre dans des pays déterminés ; mais tant qu'un grand nombre de gens se soucieront de la façon dont réagissent les États-Unis au moindre contact avec Cuba, aux visites à Cuba, aux invitations faites à Cuba... car ça constitue un vrai casse-tête pour de nombreux États et pour de nombreux hommes politiques ; c'est un casse-tête que de m'inviter et c'est même un véritable casse-tête que de venir à Cuba ; parce que les États-Unis se sentent offensés, s'irritent. Les États-Unis sont un pays puissant et beaucoup de gens dans le monde tiennent compte de leurs positions politiques, de leurs liens économiques. De sorte que je suis un personnage assez peu fréquentable aux yeux de certains pays. Je le dis en toute franchise, je ne suis pas pressé. Mais je reçois quand même beaucoup de visites, et même beaucoup d'invitations du Tiers-monde, de pays d'Asie, d'Afrique et des pays socialistes. Non, les invitations ne me manquent pas, elles sont nombreuses et malheureusement, je ne peux pas répondre à toutes, loin de là.

Quelquefois, quand je me rends dans une région, je suis embarrassé parce que plusieurs des pays voisins m'ont invité, et si je me rends dans l'un et pas dans l'autre il se crée des complications diplomatiques. On ne peut pas faire des tournées interminables ; cela m'est déjà arrivé, mais je ne peux pas le faire très souvent. J'ai pas mal de travail à Cuba, il y a aussi pas mal de risques à trotter de par le monde, car certains de mes voyages ont donné lieu à de véritables chasses à l'homme. Quand je suis allé au Chili, par exemple, après l'arrivée au pouvoir de l'Unité populaire, des individus entraînés par la CIA et qui s'inspiraient de la politique des États-Unis m'ont traqué pendant toute ma tournée ; certains étaient même déguisés en journalistes, en journalistes vénézuéliens ; il y avait des armes dans leurs caméras de télévision et ils se tenaient devant moi ; ils n'ont pas osé tirer, tout simplement parce que ce ne sont pas des fanatiques mais des mercenaires. S'ils avaient été comme les révolutionnaires chiites qui sont capables de se sacrifier, ils auraient été vraiment dangereux, mais comme il s'agissait de ce type de types qui travaillent pour la CIA, qui veulent bien vivre et être récompensés pour leurs services, ils n'ont rien fait. Ils ont ensuite organisé une chasse à l'homme tout au long de ma visite au Chili et même quand je me suis rendu à cette occasion dans d'autres pays de la région comme le Pérou et l'Équateur. Dès qu'on parle d'un voyage de Castro, la chasse, le safari commence à s'organiser. Ce sont des gens endoctrinés par la CIA, des gens qui entretiennent des relations avec elle, stimulés par la propagande des États-Unis et par tout cela. En d'autres termes, les voyages impliquent aussi des risques.

La principale explication est donc la suivante : je suis un invité un peu embarrassant pour les hôtes, pour ceux qui ont beaucoup de relations avec les États-Unis ; c'est en général le cas des pays européens. Plusieurs gouvernements européens que je ne nommerai pas ont manifesté leur désir de m'inviter, il y a eu des projets ; ils ont voulu le faire ensemble pour partager cette lourde responsabilité, mais aucun d'entre eux n'a encore pris la décision d'assumer seul la responsabilité d'inviter Castro.

RICARDO UTRILLA. Puis-je vous demander, co­mandante, si l'Espagne est l'un de ces pays ?

FIDEL CASTRO. Oui, l'Espagne est l'un de ces pays, je le dis en toute franchise ; je ne cherche pas à critiquer l'Espagne, je comprends qu'elle doive tenir compte de ses relations avec les États-Unis et aussi de la droite espagnole au moment d'inviter Castro officiellement.

C'est ce que je crois et ce que je sais. Mais que personne ne s'inquiète : Castro n'est pas pressé de se rendre en Europe de l’Ouest, sincèrement ; et à tout prendre, je préfère un petit îlot des environs de Cuba à n'importe quelle capitale européenne, bien que je ne nie pas leur intérêt historique, culturel, politique. Bref, ça fait aussi partie des facteurs objectifs qui limitent le développement de nos relations avec l'Espagne.

Je ne suis pas en train de suggérer qu'on m'invite en Espagne ; il est possible qu'on m'invite et que pendant longtemps je ne puisse pas répondre à cette invitation en raison de mon travail et d'autres obligations. Bien sûr, je pense qu'en tant que Cubain j'ai le droit de me rendre en Espagne, et aussi en tant que fils d'Espagnol. Du fait que vous admettez la théorie de la double nationalité et que parfois, au nom de cette double nationalité, vous demandez des privilèges déterminés pour certains descendants d'Espagnols, je pourrais même essayer de voir si je n'ai pas le droit de voter en Espagne ; en vertu de la théorie de la double nationalité, j'ai des droits civiques, électoraux et politiques en Espagne. C'est pourquoi, si parfois je donne mon avis sur des questions concernant l'Espagne, dans le cas très particulier de l'Espagne, je pense qu'il faut tenir compte de mes droits espagnols.

RICARDO UTRILLA. Feriez-vous allusion à l'OTAN ?

FIDEL CASTRO. Vous savez déjà ce qui s'est passé avec l'OTAN, une fois j'ai abordé ce thème.

RICARDO UTRILLA. Oui, ça a fait assez de bruit.

FIDEL CASTRO. Disons que par sympathie pour l'Espagne, et même pas seulement par sympathie, mais parce que je pensais que c'était dans son intérêt, j'expliquais qu'après l'ouverture démocratique, elle se trouvait à un moment privilégié de son histoire, qu'elle avait la possibilité de rester un pays neutre, de n'adhérer à aucun des grands blocs militaires. Je méditais sur l'histoire d'une Espagne qui a fait l'expérience du colonialisme pendant longtemps, un colonialisme qui à mon avis a retardé son développement industriel et qui, en Amérique latine du moins, a duré jusqu'à l'indépendance de Cuba, ou plutôt jusqu'à la pseudo-indépendance de Cuba, car, en effet, nous n'avons pas été réellement indépendants au début de ce siècle puisque nous sommes passés des mains de l'Espagne à celles des États-Unis.

Nous avons dû livrer deux batailles : l'une contre la métropole européenne espagnole pour obtenir notre indépendance, une longue lutte qui a duré environ trente ans, et l'autre, très longue aussi, pour nous libérer d'une autre métropole plus puissante que l'Espagne sur les plans militaire et économique, les États-Unis.

L'Espagne est sortie de l'étape coloniale puis est entrée dans l'étape des convulsions internes et de la guerre civile qui a coûté bien des vies et a fait couler beaucoup de sang. Elle a connu un gouvernement autoritaire qui a duré près de quarante ans, l'époque de Franco. Pendant tout ce temps, l'Espagne est restée assez isolée dans le monde. Et enfin elle a atteint un certain niveau de développement industriel, parce que l'Espagne des années 70 est incomparablement plus industrialisée que celle du début du siècle ; des chances extraordinaires s'offraient à elle dans l’arène internationale. Au moment des guerres d'indépendance de Cuba, à la fin du siècle dernier ou un peu avant, l'Espagne était, par rapport au reste de l'Europe, une nation industriellement sous-développée ; pendant la deuxième moitié de notre siècle, l'Espagne a atteint un développement industriel considérable qui, bien sûr, n'est pas comparable à celui de la France, de l'Angleterre, de la Suède et d'autres pays, et qui a demandé de grands sacrifices. L'économie espagnole s'est pas mal développée pendant la dure période qui a suivie la guerre civile et la guerre mondiale, dans des conditions politiques difficiles et au prix de grands sacrifices pour les ouvriers et le peuple espagnol. Et quand nous avons vu que l'Espagne connaissait une ouverture démocratique, que cette nation récemment industrialisée avait tellement intérêt à avoir des relations économiques, politiques et culturelles non seulement avec l'Amérique latine mais avec le Tiers-monde, car à notre avis celui-ci devait constituer un marché naturel pour l'Espagne qui ne peut pas faire concurrence à la RFA, ni au Japon, ni aux États-Unis, sans compter qu'elle avait la possibilité d'élargir son commerce aussi bien avec les pays capitalistes qu'avec les pays socialistes, nous avons vraiment pensé que c'était pour elle l’occasion rêvée et qu'elle ne devait pas la rater en adhérant à l'OTAN.

J’ai exposé ces points de vue à Suárez quand il est venu à Cuba ; je lui ai donné mon opinion et lui ai dit que je pensais que l'entrée de l'Espagne à l'OTAN était une grosse erreur et que ce pays, étant donné son développement politique et économique, devait rester un pays neutre et servir de pont entre le Tiers-monde et l'Europe industrialisée, une occasion tout à fait unique pour l'Espagne.

Telle a toujours été et telle sera toujours mon opinion. A mon avis, l'entrée de l'Espagne à l'OTAN est une grave erreur historique, une erreur colossale, comme d'autres qu'a commises l'Espagne à d'autres époques. Je n'ai pas de raison de revenir sur ces points de vue ; nous aurions voulu une Espagne qui serve de pont entre l’Amérique latine et l’Europe, une Espagne qui soit partenaire économique et commercial des pays du Tiers-monde, même si elle devait entrer dans la Communauté économique européenne. Le fait d'appartenir à un bloc militaire comme l'OTAN est très significatif du point de vue politique et je vous assure qu'à moyen et long terme ça réduira ses chances d'exercer une influence politique et culturelle, ses possibilités au niveau des relations économiques avec le Tiers-monde, y compris l'Amérique latine. Ses possibilités d'échanges commerciaux avec les pays socialistes et son rôle dans l’arène politique mondiale s'en ressentiront.

Maintenant, c'est une question qui relève de la souveraineté de l'Espagne. Elle est absolument libre de faire une chose ou l'autre, et je suis tout aussi libre de donner mon avis. J'y suis poussé par un sentiment réel d'amitié et de sympathie envers l'Espagne et par le fait que j'ai réfléchi à ces problèmes. J'avais même cru comprendre que la majorité du peuple espagnol était opposée à l'entrée de l'Espagne à l'OTAN. On l'a mise dans l'OTAN, le Parti socialiste a fait une grande campagne politique pour montrer que c'était une erreur et qu'elle devait en sortir. La question allait être soumise à un plébiscite, et voilà qu'il se produit un tournant de 180 degrés dans la politique du gouvernement par rapport à l'OTAN. On explique maintenant à qui mieux mieux qu'il est nécessaire d'être à l'OTAN.

Felipe dit que le cœur est contre le fait d'entrer à l'OTAN, mais le cerveau pour le fait d'y rester. Naturellement, nous aurions aimé que le cœur et le cerveau des Espagnols et des dirigeants espagnols s’accordent sur un problème d'une telle importance historique. L'OTAN ne donne à l'Espagne aucune sécurité ; bien au contraire, si une guerre nucléaire éclate, elle y sera directement mêlée. La Suède a bien plus de sécurité. Je sais que chaque fois que je donne mon avis sur cette question, ça fait couler beaucoup d'encre, mais je vous dirai franchement que ça m'est égal, que ça m'importe peu. C'est mon avis et je le soutiendrai toujours.

Nous avons du mal à concevoir que l'Espagne devienne l'alliée militaire des États-Unis alors qu'il y a à peine huit décennies, les États-Unis et l'Espagne étaient en guerre à cause de la question cubaine. Car les États-Unis ont livré ici la première guerre impérialiste, une guerre qui était en plus, peut-on dire, opportuniste, avec toute leur puissance économique et militaire, et tout près de leurs frontières. Et s'ils ont livré cette guerre, ce n'était pas pour l'indépendance de Cuba. Les États-Unis se sont toujours opposés à l'indépendance de Cuba. Dès le début du siècle dernier, ils ne songeaient qu'à annexer Cuba. Un de leurs présidents a même lancé cette théorie du fruit mûr que la loi de la gravité ferait tomber, tôt ou tard, en leur pouvoir. Aux États-Unis, surtout à l'époque de l'esclavage, avant la Guerre civile, il y avait un mouvement très fort en faveur de l'annexion de Cuba, et ce mouvement n'a jamais complètement disparu, il s'est maintenu tant que nos luttes héroïques de libération ne l'ont pas rendu impossible.

Disons que l'entêtement espagnol – et nous qui avons du sang espagnol dans les veines, nous sommes aussi têtus, bien que nous essayions de canaliser notre entêtement dans une direction juste – nous a servis et nous a desservis. Il nous a servis lorsque l'Espagne s'est refusée – et elle l'a fait à plusieurs reprises – à vendre Cuba aux États-Unis, car à un certain moment, les États-Unis voulaient acheter Cuba, comme ils ont acheté l'Alaska à l'empire des tsars, comme ils ont acheté la Floride et la Louisiane aux Français, mais les Espagnols ont refusé de vendre Cuba. Cet entêtement nous a servis, car à cette époque il n'existait pas de nationalité cubaine, notre terre et notre peuple naissant auraient parfaitement pu être vendus. L'entêtement de l'Espagne nous a desservis quand elle a essayé de maintenir à tout prix sa domination sur Cuba malgré les luttes sanglantes que livre notre peuple à l'Espagne trente années durant, jusqu'au moment où les conditions sont devenues propices à l'intervention des États-Unis et à l'occupation de Cuba, car il ne faut pas oublier que nous avons été militairement occupés pendant plus de cinq ans par les troupes des États-Unis, que les Étasuniens ont mis en place toutes les conditions pour faire de grands investissements, s'emparer de toutes les ressources naturelles du pays, y compris les meilleures terres, et s'assurer la mainmise économique sur Cuba. Voilà quel a été le résultat de l'entêtement de l'Espagne : à force de refuser de reconnaître notre indépendance, elle nous a livrés aux États-Unis.

Pour ce qui nous concerne, en fin de compte, nous nous sommes débarrassés des États-Unis et nous avons montré au cours de ces vingt-six années que nous avions un certain pouvoir de résistance face à leur puissance, qui est aujourd'hui plus grande que jamais. Nous avons résisté, nous avons résisté bien plus que ne l'a jamais fait l'Espagne à Cuba, nous nous sommes opposés à la politique des États-Unis avec bien plus de fermeté que l'Espagne, nous avons couru plus de risques que n'en a couru l'Espagne dans la guerre contre les États-Unis, nous avons mieux défendu Cuba que ne l'a fait l'Espagne quand l'île était sa colonie et qu'elle l'a livrée aux troupes des États-Unis. Nous avons été capables non seulement de conquérir notre indépendance mais aussi de la préserver face aux États-Unis. Et, je le répète, cela a représenté des risques considérables, un blocus de vingt-six ans, des menaces incessantes de guerre et d'agression, mais nous avons refusé de nous rendre, nous avons refusé de capituler, jamais nous n'allons nous rendre ni capituler. L’histoire a donc ses paradoxes : huit décennies plus tard, c'est Cuba qui, ici, dans les Caraïbes, lève bien haut l'étendard de la nationalité, une nationalité cubaine, certes, mais qui doit beaucoup à l'Espagne par sa culture et son sang ; en revanche, l'Espagne est aujourd'hui un allié militaire des États-Unis, membre de l'OTAN. Il y a là un contre-sens historique. Je crois que nous avons avancé et que l'Espagne a reculé, je vous le dis en toute franchise, bien que je sache que ceci peut vexer et susciter des critiques. On m’accuse même de vouloir intervenir dans la politique espagnole, ce qui n'est pas mon intention mais mon droit d'Espagnol, selon la théorie de la double nationalité (rires).

RICARDO UTRILLA. Qu'en est-il des membres de l'ETA, comandante ? Il semble qu'ils sont ici depuis un certain temps, non ?

FIDEL CASTRO. Je me suis expliqué là-dessus il y a quelques jours avec Cebrian.

RICARDO UTRILLA. Oui, mais très vite, sans donner de détails.

FIDEL CASTRO. Bien, je vais vous donner toutes les explications que vous voulez.

Les membres de l'ETA sont ici à la demande du gouvernement espagnol. Nous n'avions aucun intérêt à intervenir dans ce problème, mais les Français en ont arrêté plusieurs et les ont expulsés dans différents pays ; on pensait que plusieurs pays d'Amérique latine allaient les recevoir, notamment le Panama ; il me semble que le Panama s'était engagé à les accueillir pour quelque temps. Il s'est trouvé par la suite qu'aucun pays n'acceptait ces membres de l'ETA si bien que l'Espagne et le Panama ont insisté pour que nous les recevions. De tout point de vue, ça nous mettait dans une position difficile, car nous ne voulions passer ni pour les geôliers, ni pour les complices de l'ETA.

Les membres de l'ETA ont leurs idées, qu'ils défendent avec ténacité, ce sont des militants. Nous ne pouvons pas les garder en prison, nous ne sommes pas les gardiens ni les sentinelles de cette organisation. Mais nous ne voulons pas non plus être complices. Nous ne voulons d'aucune façon nous immiscer dans les affaires de l'Espagne. C'est la position que nous avons adoptée et que nous maintenons rigoureusement. Par exemple, l'ETA a sollicité une entrevue avec notre Parti pour lui exposer ses positions, ses points de vue, mais conformément à notre ligne de conduite, nous avons évité ces contacts.

RICARDO UTRILLA. Il n'y a donc pas eu de contacts entre l'ETA et le PCC ?

FIDEL CASTRO. Non, il n'y a pas eu d'autres contacts entre l'ETA et le PCC que ceux qui étaient nécessaires quand on a parlé de les faire venir à Cuba, car l'une des conditions que nous avions posées alors était que leur décision soit libre, et non imposée par la force ; nous leur avons expliqué la situation et c'était à eux de décider. Ils devaient pouvoir choisir librement, nous ne voulions pas de militants amenés de force, et nous leur avions en outre demandé de s'engager à rester six mois à Cuba. Le gouvernement espagnol voulait fixer une période plus longue, allant jusqu'à deux ans, mais nous n'avons été d'accord que pour six mois.

RICARDO UTRILLA. Ils sont passés depuis longtemps, non ?

FIDEL CASTRO. Oui, les six mois sont passés. Des membres du gouvernement ont discuté avec eux, et il y a des personnes chargées de s'occuper de leurs problèmes concrets, des démarches qu'ils doivent effectuer, etc., mais il n'y a pas eu de contacts de type politique, de discussions politiques, malgré leur désir de nous exposer leur situation.

Ça n'a rien de particulier ; ce n'est pas une faute ni une agression envers l'Espagne de la part de notre Parti que d'écouter des membres de l'ETA exposer leurs idées et leurs points de vue, mais nous évitons quand même ce type de relations politiques, pour ne pas prendre le risque d'être accusés de nous mêler des affaires intérieures espagnoles.

Les six mois se sont effectivement écoulés, mais ils ont respecté leur engagement de rester au moins six mois, si bien que nous n'allons pas les expulser ; il existe une situation de fait, nous n'allons pas les expulser ; quand ils voudront quitter Cuba, nous n'allons pas non plus les en empêcher, d'aucune façon. S'ils n'ont pas où aller, le sens humanitaire le plus élémentaire impose qu'ils puissent rester ici, et qu'ils y soient traités avec le plus grand respect. Quand ils voudront quitter le pays, ils pourront le faire, en toute liberté. Je ne sais pas ce qu'ils en pensent, mais ils sont libres de partir s'ils le veulent, et s'ils ne savent pas où aller, nous n'allons pas les expulser, nous n'allons pas leur refuser l'hospitalité que nous leur avons donnée précisément sur la demande d'autres gouvernements ; nous n'avons pas pris l'initiative. Voilà ce que je peux vous dire sur ce sujet.

MARISOL MARIN. Avez-vous posé d'autres conditions que celle de rester six mois ?

FIDEL CASTRO. Six mois, et qu'ils viennent volontairement ; c'est-à-dire que l'autre condition était que ça ne leur soit pas imposé. C'est nous qui avons proposé la période de six mois. Les six mois sont passés. Nous leur avons proposé une période assez courte pour ne pas leur donner l'impression que nous voulions les retenir ici. Nous leur avons dit que nous les recevrions s'ils acceptaient de s'engager à rester six mois à Cuba.

RICARDO UTRILLA. Ils ont accepté ?

FIDEL CASTRO. Ils étaient d'accord, on ne les a pas forcés à venir, et je n'ai pas eu d'écho défavorable sur leur comportement à Cuba.

Ils ne sont pas en prison, je suppose qu'ils reçoivent des visites, beaucoup d'Espagnols viennent à Cuba, beaucoup de touristes espagnols, et je suppose qu'ils ont des contacts avec les Espagnols. Nous ne les surveillons pas ; nous leur demandons seulement de respecter les lois de notre pays ; nous avons tous été poursuivis d'une manière ou d'une autre, nous avons été exilés, emprisonnés et nous savons ce qu'on fait dans ces cas-là : lorsqu'on est exilé, on essaie de maintenir le contact, lorsqu'on est prisonnier, on essaie de maintenir le contact, de même dans la clandestinité. Personne ne peut l’empêcher, en fait et nous n'avons pas à le faire, ce n'est pas notre rôle. J’imagine que d'autres membres de l'ETA vivent dans d'autres pays, j'ignore si finalement le Mexique et le Venezuela ont accepté d'en accueillir.

MARISOL MARIN. Ils les envoient en Afrique. Les derniers ont été envoyés au Togo et au Cap-Vert.

FIDEL CASTRO. Si les membres de l'ETA et le gouvernement le demandent, nous ne voyons pas d'inconvénients à ce qu'ils viennent ici, dans les mêmes conditions que les autres. Je ne crois pas que cela pose un problème insoluble.

RICARDO UTRILLA. Vous en recevriez d'autres ?

FIDEL CASTRO. Je ne vais pas vous donner une réponse catégorique maintenant, il faudrait examiner le problème, car il y a toujours des risques politiques.

Si, tout à coup, l'ETA au complet débarquait à Cuba, ceux qui n’apprécient pas nos relations avec l'Espagne en profiteraient pour intriguer, pour dire que nous en sommes complices, pour nous attribuer la responsabilité de telle ou telle chose qu'elle a faite. En fait, nous devons éviter de prêter le flanc à la calomnie et au mensonge.

Je voulais dire que s'ils n'ont pas où aller, s'ils ont besoin d'un endroit où on les traite avec respect et avec tous les égards dus à la personne humaine, s'ils décident librement et s'engagent à rester pour une période minimale, on peut envisager cette solution. Je ne fais pas de proposition, je dis que c'est une possibilité. Si on me dit qu'on veut expulser les membres de l'ETA et qu'on ne sait pas où les envoyer, qu'on va donc les envoyer en Afrique du Sud ou n'importe où ailleurs, je tâcherai de trouver d’autres solutions. Oui, j'ai entendu dire qu'on allait les expédier au Cap-Vert, mais je ne sais pas quelles conditions ils trouveront là-bas.

Cette affaire ne nous arrange pas, mais nous n'avons pas peur des problèmes ; nous avons pris cette décision par égard pour l'Espagne, par égard pour le Panama et aussi pour les membres de l'ETA, car si nous avons des considérations d'ordre politique envers les gouvernements du Panama et d'Espagne, nous pouvons avoir des considérations d'ordre humanitaire envers les membres de l'ETA.

Mais nous n'avons aucune responsabilité dans ce type de problème, et personne ne peut nous accuser, ni maintenant ni plus tard. Si certains le font, ils ne lanceront que des accusations gratuites, comme dans beaucoup d'autres domaines, mais ils n'auront jamais d'argument sérieux pour prétendre que nous nous immisçons dans des affaires de ce genre en Espagne, cela n'est pas notre intention.

RICARDO UTRILLA. Comandante, peut-être pourrions-nous passer à l'Amérique latine et commencer par…

FIDEL CASTRO. J'ai peut-être été un peu long, mais vous aurez beaucoup d'éléments, je voulais vous donner des détails. Vous savez que ces thèmes provoquent des polémiques, comme celui de l'OTAN.

RICARDO UTRILLA. Oui, la question de l'OTAN est très controversée.

FIDEL CASTRO. J'ai répondu en toute franchise à vos questions.

MARISOL MARIN. Je crois qu'il reste un sujet à aborder à propos de l'Espagne, un sujet inévitable.

RICARDO UTRILLA. Ah oui, Gutiérrez Menoyo.

FIDEL CASTRO. N'oubliez pas Gutiérrez Menoyo, sinon, vous allez avoir des ennuis.

RICARDO UTRILLA. Je l'avais oublié.

FIDEL CASTRO. Que voulez-vous savoir ?

RICARDO UTRILLA. Eh bien, pour dire les choses comme elles sont, on prétend en Espagne que vous le gardez en otage pour un éventuel voyage en Espagne ou pour une visite de Felipe ici...

FIDEL CASTRO. Je vais vous dire franchement. Le cas de Menoyo n'a rien à voir avec un éventuel voyage en Espagne. Ce serait absurde, ce serait un manque de dignité ; ça n'irait pas seulement contre nos principes, ce serait indigne de négocier la liberté de quelqu'un dans le but de me faire inviter en Espagne.

Ce sont nos ennemis qui nous prêtent des telles intentions, et c'est leur rôle, ils ignorent complètement l'histoire et le caractère de notre Révolution, de même que ma manière d'être. Si nous estimons qu'une personne doit accomplir sa peine car elle est entièrement justifiée, rien ne nous fera changer de point de vue, de principe, ni pour tout l'or du monde, ni pour cent voyages en Espagne.

Il nous est plus facile de résoudre ce genre de problème par égard pour le gouvernement espagnol, par estime personnelle pour Felipe, car nous savons qu'il fait l'objet d'attaques injustifiées, de pressions, qu'on essaie de le mettre dans une situation embarrassante à cause de Menoyo. Nous avons accepté de revoir le cas de Menoyo uniquement par considération pour Fe­lipe. En vérité, j'aimerais saisir cette opportunité de donner à Felipe une preuve d'estime personnelle, comme c'était le cas pour les membres de l'ETA, que nous avons accueillis, comme je vous l'ai dit, par égard pour Felipe, pour le gouvernement espagnol, pour le gouvernement du Panama et aussi pour les personnes arrêtées en France et expulsées.

Cependant, il y a une raison très claire qui nous empêche de remettre Menoyo en liberté, et soyez sûrs que ce n'est pas par esprit de revanche ou de vengeance. En Espagne actuellement, se trouve Cubela, pour ne citer que lui, qui a été arrêté et condamné à une lourde peine pour une des infractions les plus graves : être agent de la CIA et avoir introduit des armes à Cuba en accord avec la CIA dans le but de perpétrer un attentat contre ma personne, C'est très grave. Et il y a plus de cinq ans que Cubela est en liberté, ainsi que beaucoup d'autres dont nous avons d'office réduit la peine, sans que personne ne l'ait demandé. Nous avons réduit leur peine, nous les avons mis en liberté et ils vivent maintenant en Espagne, aux États-Unis, ou dans d'autres pays.

Menoyo, lui, est le chef d'une organisation contre-révolutionnaire, ALFA 66, basée aux États-Unis, à Mia­mi, qui s'est très souvent attaquée à nos bateaux ou à nos installations portuaires et qui a fait pénétrer des mercenaires sur notre territoire à plusieurs reprises pour faire des sabotages, des attentats, et cela depuis de nombreuses années. Ce sont des personnes liées à ALFA 66 qui sont responsables du sabotage criminel de l'appareil de la compagnie d'aviation cubaine à la Barbade, qui a coûté la vie à plus de soixante-dix personnes, dont notre équipe d'escrime junior. Et Menoyo est le chef de cette organisation. Je peux certes désirer personnellement donner satisfaction à Felipe, mais puis-je oublier les intérêts de Cuba et de notre peuple ? Rien que le fait de débarquer avec un groupe de mercenaires, venant des États-Unis, près de la base navale de Guantánamo, constitue un acte d'une extrême gravité.

Je vous précise que les actes de Menoyo méritaient une sanction bien plus lourde encore ; il aurait dû tout simplement être fusillé, il méritait que le tribunal prononce la peine capitale pour sa trahison et autres méfaits contre Cuba, au bénéfice d'une puissance étrangère ; ils sont punis normalement de la peine de mort, Soyez sûrs que ce n'est que par générosité que Me­noyo, malgré la gravité de ses actes, malgré sa trahison, n'a pas été condamné à une peine plus lourde. Nous n'avons pas jugé une personne pour son désaccord idéologique, politique, mais une personne qui depuis le territoire des États-Unis – depuis le territoire des États-Unis – a organisé de nombreuses actions contre le pays et y a même débarqué à la tête d'hommes en armes.

Je peux désirer prouver mon amitié à Felipe, mais pas en faisant quelque chose que mon propre peuple ne comprendrait pas. Quand les États-Unis nous menacent de telle sorte que nous devons mobiliser toute la population pour défendre le pays à tout prix, ne serait-ce pas une absurdité, un non-sens, de libérer Menoyo et de l'envoyer aux États-Unis préparer d'autres méfaits contre Cuba ? Que dirions-nous ensuite à notre peuple, si une infiltration était organisée par ALFA 66 et Menoyo et que ça coûtait la vie à un milicien, à un ouvrier, à un soldat cubain ? Tant qu'il existera un risque d'agression de notre pays par les États-Unis, nous ne pourrons pas nous permettre le luxe de libérer Me­noyo, du moins tant qu'il n'aura pas purgé sa peine.

Je crois que le peuple espagnol, qu’on trompe sur ce sujet et qu'on manipule, est parfaitement capable de comprendre notre point de vue. Que diraient les Espagnols si je demandais à leur gouvernement de relâcher les membres de l'ETA qui sont emprisonnés ? Puisque nous parlons de cela, parlons-en vraiment. Que diraient-ils ?

RICARDO UTRILLA. À supposer qu'ils soient d’origine cubaine.

FIDEL CASTRO. Que dirait le gouvernement espagnol si nous lui demandions de relaxer les membres de l'ETA qui sont en prison ? Bien sûr, le gouvernement espagnol peut dire que les membres de l'ETA sont espagnols ; mais le problème, c'est que précisément les membres de l'ETA disent qu'ils ne sont pas Espagnols, qu'ils sont Basques. Et je dirai même plus : du point de vue moral, un militant de l'ETA est beaucoup plus digne de respect que Menoyo, parce que les membres de l'ETA ne sont pas des mercenaires, ils luttent pour des convictions, ils croient en leur nationalité et croient en leur droit à l’autodétermination. Moralement et politiquement parlant, vous ne pouvez pas mépriser quelqu'un qui lutte pour ce genre de motivations.

Je ne vais pas parler des méthodes, affirmer que telle méthode est meilleure que telle autre, je m'en tiens simplement aux motivations. Menoyo, par contre, agit pour le compte d'une puissance étrangère et cela, c'est une trahison. Menoyo est quelque chose de plus qu'un prisonnier politique, Menoyo est un traître à son pays, parce qu'il opérait depuis les États-Unis et au service des intérêts des États-Unis, contre Cuba. Les membres de l'ETA – du moins que je sache – ne sont soutenus par aucune puissance étrangère, ils ne travaillent au service d'aucune puissance étrangère, ce ne sont pas des mercenaires. Menoyo est un mercenaire, il a agi au service des États-Unis, au service d'une puissance étrangère contre le pays qui l'a accueilli dès son plus jeune âge, contre le pays où il a vécu, dont il a pris la nationalité et dont il a accepté de respecter les lois.

Du point de vue moral, on ne peut pas comparer Menoyo à un membre de l'ETA. Et si vous voulez que l'on en parle, si vous voulez en parler, en discuter, je suis disposé à en parler longuement et en profondeur.

Je crois que ça ne plairait ni aux Espagnols, ni au gouvernement, ni à personne si nous faisions pression, si nous organisions des campagnes pour les obliger à libérer les membres de l'ETA qui sont en prison en Espagne. Sous prétexte que Menoyo est un descendant d'Espagnols, on en a fait un instrument de pression et de campagne contre Cuba, et là-dessus je suis catégorique, on ne peut pas faire pression sur Cuba. Si un jour l'hostilité et les menaces des États-Unis disparaissaient, nous aurions les mains plus libres. Dans ce cas, sa libération et celle de quelques autres aurait peut-être davantage de sens, car, je le répète, il ne s'agit pas d'un acte de vengeance ou d'animadversion personnelle contre qui que ce soit. Nous n'avons jamais considéré les sanctions prises par la Révolution comme un instrument de vengeance, mais comme un moyen de défense de notre pays.

Menoyo a écopé d’une lourde peine et, je le répète, nous avons été généreux. On a voulu utiliser ce cas pour faire pression sur nous, on a prétendu que ce serait une preuve d'amitié. Oui, nous avons beaucoup d'amitié pour Felipe, personnellement, j'ai beaucoup d’amitié et de respect pour Felipe, mais j'ai encore plus d’amitié pour la Révolution cubaine, j'ai plus d'amitié pour notre pays et j'ai plus d'amitié et de respect pour ma patrie que pour n'importe qui ou n'importe quel pays au monde.

RICARDO UTRILLA. Nous passons à l'Amérique latine ? Pour entrer en matière, croyez-vous maintenant à la possibilité d'une intervention directe des États-Unis au Nicaragua, et dans ce cas quelle serait l'attitude de Cuba ?

FIDEL CASTRO. Malheureusement, cette possibilité d'intervention des États-Unis au Nicaragua existe.

Ceci dit, comme nous l'avons souligné dans nos conversations avec les Étasuniens et les parlementaires, il nous semble inconcevable que les États-Unis commettent une telle erreur. Je leur ai expliqué pourquoi. Laissons de côté le fait que ça constitue une violation incontestable du droit international, car je ne pense pas que ce genre d'argument puisse convaincre ceux qui ont une mentalité impérialiste et se croient en droit d'envahir n'importe quel petit pays.

Mais ce que j'ai dit, c'est qu'en premier lieu, du point de vue pratique, ça n'a pas de sens d'envahir un pays pour résoudre des problèmes qui peuvent parfaitement être réglés par des moyens politiques et pacifiques, par la voie de la négociation, parce que je crois qu'il est possible de trouver des solutions en Amérique centrale, des solutions qui répondent aux intérêts du Nicaragua, des pays centraméricains et des États-Unis eux-mêmes.

Deuxièmement, le Nicaragua fait partie de la famille latino-américaine. L'expérience des Malvinas est encore toute fraîche, cette guerre qui a provoqué une réaction terrible en Amérique latine, car à l'époque le gouvernement argentin était un gouvernement indéfendable, complètement isolé, discrédité ; et malgré ça les peuples latino-américains ont soutenu l'Argentine sans hésitation, c'est-à-dire le peuple argentin, ils ont soutenu la nation argentine dans la guerre qu'elle menait contre les Anglais, et il y a eu un profond sentiment de solidarité.

Les temps ont changé, on n'est plus dans les années 20 ou au début du siècle, lorsque les États-Unis intervenaient à Saint-Domingue, lorsqu'ils intervenaient en Haïti, à Cuba, en Amérique centrale, au Nicaragua sans que cela provoque même un grand mouvement de protestation. À l'époque, ce n’est pas par crainte du communisme qu'ils intervenaient – c’est le nouvel argument, le nouveau prétexte – ni par crainte des révolutions. On invoquait d'autres prétextes à cette époque, quand la Révolution cubaine n'existait pas, quand la Révolution russe n'existait pas : il suffisait parfois d'une dette de cinq millions de dollars qui n'était pas remboursée pour que les États-Unis déclenchent une intervention militaire en Haïti, à Saint-Domingue ou au Nicaragua. On intervenait sous le prétexte d'une dette, on intervenait à tout bout de champ dans les pays d'Amérique centrale et des Caraïbes, sans aucun scrupule.

Aujourd'hui il y a les médias, une plus grande culture, nos peuples ont davantage conscience de leurs droits, de leur indépendance et de leurs prérogatives. A cette époque-là, les Nations Unies n'existaient pas, ni cette Organisation des États américains que les États-Unis se sont chargés de créer pour, ensuite, la discréditer et la détruire.

Une intervention au Nicaragua ébranlerait l'Amérique latine, et créerait en plus une situation exceptionnellement critique sur le plan économique et social. Pour parler d'une façon imagée, disons qu'intervenir au Nicaragua, c'est jouer avec le feu à côté d'une poudrière, car à mon avis la situation politique et sociale de l'Amérique latine peut être comparée à une poudrière. Ce serait véritablement une folie de la part des États-Unis.

Troisièmement, pour intervenir au Nicaragua, il faudrait qu'ils commettent un véritable génocide, qu'ils tuent des milliers de personnes au Nicaragua, des hommes, des femmes et des enfants. Il faudrait peut-être qu'ils tuent des centaines de milliers de personnes, au vu et au su de l'opinion internationale, des médias, de la télévision et du cinéma. Quelles que soient les mesures qu'ils puissent prendre, ils ne pourraient pas cacher l'ampleur du génocide qu'il leur faudrait commettre, pas plus que les blindés, les bombardiers, les chars et les troupes spéciales qu'ils devraient utiliser pour tuer des Nicaraguayens, c'est-à-dire pour tuer des Latino-Américains, des membres de la famille latino-américaine.

Et enfin, ça coûterait de nombreuses vies aux États-Unis, qui s'enliseraient dans une lutte interminable contre le peuple nicaraguayen. Les Nicaraguayens sont combatifs, patriotes, courageux, cela ne va pas être facile de désarmer tous les patriotes nicaraguayens. Par ailleurs, l'expérience a déjà été tentée à l'époque de Sandino, et une poignée d'hommes a résisté pendant des années à l'invasion étasunienne.

Non, il n'existe pas encore de technologie capable de vaincre la résistance populaire. Cela a été démontré partout. Il y a l'exemple du Vietnam, celui du Sahara, ce Sahara que vous, les Espagnols, vous avez cédé au roi du Maroc en pensant peut-être à Ceuta et Melilla, comme si un jour le roi ne pouvait pas se mettre à réclamer aussi Ceuta et Melilla.

À mon avis, parmi les erreurs commises par l'Espagne, je le dis en toute franchise, parmi les faits moraux, les faits à caractère moral dont l'Espagne n'a pas à être fière, il y a celui d'avoir livré le Sahara occidental au Maroc. Après avoir été là pendant des siècles, elle a fini par se retirer d'une façon bien peu glorieuse, et par céder ce désert, où vivent des Sahraouis qui sont aussi Sahraouis que nous, nous sommes Cubains, et qui en plus parlent espagnol, elle l'a cédé au roi du Maroc qui voulait contrôler les mines de phosphate et les richesses de la mer, qui constituent les principales ressources de ce peuple héroïque. Il y a là-bas deux cent mille soldats marocains, mais ils sont incapables de s'emparer de ce pays désertique, où il n'y a pas de bois, pas de forêts, pas de grandes montagnes, ils en sont incapables et ils sont appuyés par les États-Unis, ils sont aidés par des conseillers étasuniens, ils disposent de moyens sophistiqués, de radars qui leur permettent de détecter jusqu'au moindre mouvement d'un homme. Ils en sont incapables et à la longue ils sont condamnés à la défaite. Les Sahraouis sont maintenant sortis de leur isolement, ils sont reconnus par la majorité des pays de l'OUA, c'est un bon exemple.

Les Salvadoriens se battent depuis cinq ans contre une armée encadrée par les États-Unis, malgré tous ses avions, tous ses hélicoptères, tous ses vols de reconnaissance, tout ce matériel sophistiqué dont elle dispose. Ils ont prouvé qu'ils sont capables de s'adapter à la stratégie des États-Unis, à la technologie des États-Unis, et aussi aux nombreuses ressources d'ordre militaire et économique que les États-Unis fournissent à l'armée salvadorienne.

Il y a beaucoup d'exemples dans le monde, ça n'a rien de nouveau. Prenons le cas de Cuba : si on se reporte aux archives de l'histoire de Cuba, pendant dix ans une poignée de Cubains ont fait la guerre à trois cent mille soldats espagnols, rien que dans le centre et l'est de l'île. Nous avons été le Vietnam du siècle dernier.

Mais il est démontré qu'il n'existe pas de technologie capable d'écraser les mouvements de résistance populaire, ceux qui sont motivés par un idéal patriotique, par un idéal révolutionnaire, et on n'en trouvera pas. Les États-Unis devraient payer un prix si élevé sur le plan politique et humain que, je l'ai dit aux Étasuniens, une invasion du Nicaragua me semble inconcevable.

Vu la puissance militaire des États-Unis, leurs nombreux porte-avions, leur supériorité aérienne et navale absolue dans la région, les Nicaraguayens ne pourraient pratiquement recevoir aucune aide, car il suffit que les États-Unis instaurent un blocus aérien et naval rigoureux, avec les moyens militaires dont ils disposent, pour que personne, pas plus Cuba qu'un autre, ne puisse le rompre. Autrement dit, il nous serait pratiquement impossible de leur fournir un soutien militaire dans ces circonstances.

Nos propres Forces armées ont un caractère défensif, nous sommes forts sur le plan de la défense du pays, nous avons des forces puissantes de ce point de vue et cette force repose aussi sur le peuple, l'organisation de millions de personnes, le peuple est organisé partout, sur chaque mètre carré de terrain, dans les villes, dans les villages, à la campagne, à la montagne, dans les plaines. Autrement dit, nous sommes très forts quand il s'agit d'une guerre de ce genre, d'une guerre du peuple en cas d'invasion ; nos moyens navals et aériens sont limités et sont faits de moyens techniques à caractère entièrement défensif, nous savons comment les utiliser en coordination avec les forces terrestres qui seraient effectivement efficaces en cas d'invasion, mais nous ne disposons pas de moyens aériens et navals suffisants pour rompre un blocus imposé par les États-Unis. Et même, dans le cas où ce blocus serait dirigé contre nous, nous n'aurions pas les moyens militaires de le rompre. Nous avons des plans, des programmes, nous savons comment résister, que faire dans ces circonstances. Nous avons des plans en cas de blocus, de blocus avec guerre d'usure, de blocus avec invasion du pays, y compris avec occupation du pays. Nous avons tout prévu.

Les Nicaraguayens suivent la même philosophie que nous. Ils n'ont pas de forces armées offensives et ça n'aurait aucun sens qu'ils utilisent leurs forces contre un de leurs voisins. Ce serait offrir sur un plateau d'argent aux États-Unis les prétextes à une intervention dans le pays, à une invasion, à une agression.

Nous, les révolutionnaires, nous avons prouvé que nous savons garder notre sérénité et notre sang-froid, puisque nous avons nous-mêmes sur notre territoire des troupes des États-Unis et une base navale illégale, depuis la fin des guerres dont je vous ai parlé; un gouvernement fantoche qu'il y avait ici à l'époque l'a louée pour cent ans. Que dis-je, cent ans! Ils n'ont même pas fixé de limite alors que le droit international prévoit un maximum de cent ans dans ces cas-là.

RICARDO UTRILLA. Je crois qu'en définitive, matériellement, Cuba ne pourrait rien faire.

FIDEL CASTRO. C'est matériellement impossible. Les États-Unis le savent, tout le monde le sait et quiconque a quelque expérience militaire sait bien que nous n'aurions pas le choix, qu'il n'est pas dans nos moyens de rompre ce blocus, que nous ne pourrions même pas rompre un blocus contre Cuba. Nous pouvons résister à un blocus, résister à l'agression. Les Nicaraguayens partent du même principe. Nous sommes de petits pays dans cette région, où il existe une supériorité écrasante des États-Unis en armes classiques, aériennes, navales et même nucléaires. Je crois que c'est ce qui donne la mesure du mérite de nos peuples. Ça ne nous écrase pas, ça ne nous démoralise pas, ça ne nous intimide pas, et nous sommes décidés à lutter. Dans ces conditions, nous savons qu'une agression contre Cuba, par exemple, se solderait par une défaite des États-Unis, mais à un prix extrêmement élevé pour nous, c'est une sorte de gloire et de victoire que nous ne pouvons pas souhaiter, même si nous en connaissons d'avance l'issue. Il faudrait des millions de soldats pour occuper Cuba de façon prolongée et ils ne les ont pas ; de toute façon, ils ne réussiraient pas à l'occuper à moins d'exterminer le peuple ; ils peuvent lancer quelques bombes nucléaires et nous faire disparaître de la surface de la terre, mais cela ne constitue par une défaite. Quand un peuple est capable de résister, de ne pas amener son drapeau, de se battre jusqu'au dernier souffle, il ne peut pas être vaincu aux yeux de l'Histoire. Être vaincu, c'est abdiquer, c'est amener son drapeau.

A supposer qu'ils puissent nous exterminer, ce serait une victoire à la Pyrrhus, et ils ne peuvent pas le faire, pas impunément.

Oui, notre pays peut être exterminé mais il ne peut pas être vaincu. C'est notre philosophie, c'est la philosophie des Nicaraguayens, la philosophie des Salvadoriens. Ils ne se rendront pas, même si l'armée salvadorienne reçoit une aide militaire et économique de dix milliards de dollars.

RICARDO UTRILLA. Quelle est donc la solution en Amérique centrale pour les États-Unis ? Laisser le champ libre à la Révolution sandiniste ?

FIDEL CASTRO. Du point de vue des États-Unis, l'objectif est de détruire la Révolution sandiniste, comme ils avaient autrefois l'objectif de détruire la Révolution cubaine, de détruire l'indépendance du Viet­nam du Nord et la Révolution au Vietnam du Sud, de la même façon que les Français ont cherché à maintenir leur domination en Indochine et en Algérie. La France est un des pays les plus avancés et les plus puissants d'Europe sur le plan militaire ; l'Algérie de­vait avoir 85 p. 100 d'analphabètes, un pays pratiquement désertique, qui a du moins beaucoup de régions désertiques, mais le peuple algérien n'en a pas moins été capable de résister et de conquérir son indépendance. Autrement dit, on a fait beaucoup de guerres pour empêcher les pays de rétablir leur souveraineté, pour les empêcher d'accéder à l'indépendance, pour faire obstruction aux processus révolutionnaires, et tout a finalement été inutile.

Ceci dit, la thèse selon laquelle le Nicaragua représenterait un risque, une menace pour les États-Unis est une légende, un mythe. Comment peut-on soutenir ce mensonge, affirmer que ce petit pays de trois millions d'habitants, parmi les plus pauvres de toute l'Amérique latine, un pays qui a une dette de plusieurs milliards de dollars, un pays détruit par le somozisme et les tremblements de terre, peut constituer une menace pour la sécurité des États-Unis ? C'est vraiment indignant.

RICARDO UTRILLA. Mais il y a l'exemple, qui peut être suivi par d'autres pays qui lui ressemblent...

FIDEL CASTRO. Si c'est l'exemple qu'on veut détruire, c'est une autre histoire.

RICARDO UTRILLA. C'était déjà le cas de Cuba.

FIDEL CASTRO. Si, pour résoudre le problème, il faut qu'un pays renonce à sa souveraineté et à ses idées, il n'y aura pas de solution.

RICARDO UTRILLA. C'est que d'après le schéma étasunien, un peuple ne peut exprimer ses idées que dans le cadre d'une démocratie de type occidental, c'est-à-dire à travers des élections libres où les partis peuvent agir, intervenir dans une campagne électorale, tout ce mécanisme.

FIDEL CASTRO. Oui, c'est ce qu'ont fait les Nicaraguayens, c'est ce qu'ils ont fait dans le respect le plus strict des normes électorales libérales, bourgeoises, occidentales, comme on voudra les appeler ; ils ont accepté de se plier à ces règles ; on leur a même demandé d'avancer les élections, et ils les ont avancées. Des élections au scrutin direct, auxquelles ont pu participer tous les partis qui le souhaitaient ; ils ont même accordé une aide financière aux partis d'opposition qui s'organisaient.

Mais que s'est-il passé pour ces élections au Nica­ragua ? Les États-Unis savaient que la droite allait perdre les élections, ils savaient que les sandinistes allaient l'emporter avec une majorité écrasante et ils les ont sabotées dès le premier moment, en invoquant toutes sortes de prétextes, ils ont même exigé leur ajournement. Les sandinistes étaient déjà aux prises avec les problèmes d'une guerre interne, les problèmes économiques ; le problème des élections venait s'y ajouter. Ils ont accepté malgré tout, ils ont passé l'épreuve du feu.

Ils savaient eux aussi qu'ils allaient gagner les élections, ils savaient qu'ils pouvaient compter sur le soutien du peuple, de la même façon que les États-Unis savaient que leurs partis, leurs pupilles du Nicaragua, allaient perdre les élections. C'est le gouvernement de ce pays qui a encouragé Cruz à se retirer, à saboter les élections, il voulait que les libéraux se retirent aussi, que Godoy se retire, nous le savons bien, nous savons quelle a été la stratégie des États-Unis; d'abord, faire en sorte que Cruz se retire et ensuite faire pression sur Godoy pour qu'il se retire à son tour, pour que les sandinistes se retrouvent seuls, bref pour discréditer, remettre en cause ces élections.

Les États-Unis n'ont pas osé relever le défi électoral. Ils n'arrêtaient pas de parler des élections mais lorsqu'on a donné à leurs partis, à leurs candidats, l'occasion de se présenter, ils n'ont pas osé accepter, ce ne sont pas les Nicaraguayens qui ont rejeté la traditionnelle formule électorale démocratique-bourgeoise, qui tourne à la comédie dans beaucoup de pays, comme vous le savez, une comédie où l'on embauche d'ailleurs souvent les entreprises publicitaires des États-Unis les plus spécialisées, les experts qui vendent la façade, fabriquent les campagnes électorales pour des centaines de millions de dollars, de la même façon qu'ils vendent le Coca-Cola, les Chesterfield, les meubles, les parfums et tous les produits de la société de consommation. C'est souvent ainsi que les choses se passent en Amérique latine.

Les sandinistes ont donc relevé le défi des élections, ce sont les États-Unis qui ne l'ont pas accepté, qui ont essayé de les saboter pour ensuite les remettre en cause. Mais plus de mille observateurs et journalistes étaient sur place ; ils ont pu constater que la population se rendait aux urnes, et avec enthousiasme, il y a eu plus de votants au Nicaragua qu'aux dernières élections des États-Unis. Environ 50 p. 100 des électeurs étasuniens ont voté, contre plus de 70 p. 100 au Nicaragua, de 70 à 80 p. 100. Et pour ce qui est des suffrages exprimés, Daniel a recueilli plus de voix que Reagan, plus de 60 p. 100, 66 ou 67 p. 100. Si on ajoute les votes d'autres partis qui se disent plus à gauche que les sandinistes, ceux qui ont voté, disons, pour le processus révolutionnaire, sont plus de 70 p. 100; et, je le répète, 70 à 80 p. 100 des électeurs ont voté, beaucoup plus qu'aux États-Unis, De quel droit remet-on en cause les élections du Nicaragua ? Eux, ils ont accepté le défi, ce sont les États-Unis qui ne l'ont pas accepté.

Ceci dit, il y a moyen de résoudre le problème. C'est ce que je dis et je suis absolument convaincu qu'une solution politique négociée est possible au Nicaragua ; à en juger par l'information qui se dégage de toutes les conversations qui ont eu lieu, par les points de vue exposés par toutes les parties, il existe forcément une solution, j'en suis persuadé. C'est ce que se propose le Groupe de Contadora : trouver une solution en Amérique centrale. Et qui donc s'est opposé à la solution, à la formule de Contadora ? Pas le Nicaragua. Les États-Unis.

Les États-Unis n'arrêtaient pas de répéter qu'ils soutenaient Contadora, jusqu'au moment où ils ont été mis au pied du mur, l'heure de la vérité. Les pays de Contadora ont rédigé un document qui stipule des conditions et des limitations très dures pour le Nicaragua, à bien des égards. Les Nicaraguayens ont accepté, ils ont pris une décision courageuse en approuvant ce document et les États-Unis ne l'ont pas accepté. Pourquoi n'a-t-on pas signé l'acte de Contadora? Parce que les États-Unis l'ont récusé, tout simplement, ils veulent le modifier, ils ont mobilisé les pays alliés de la région pour remettre en cause l'acte de Contadora. Voilà les faits, et personne ne l'ignore.

Ce que j'en pense? Je pense que les États-Unis espèrent toujours détruire la Révolution nicaraguayenne de l'intérieur. Pourquoi ? Ils comptent tout d'abord sur les difficultés économiques du Nicaragua ; ces difficultés sont de trois ordres. Un, celles de tous les pays d'Amérique latine et des Caraïbes ; la République do­minicaine a les mêmes problèmes, vous pouvez le constater, le Panama aussi, l'Uruguay, le Pérou aussi, tous les pays ont des problèmes qui dérivent de la crise économique internationale, des cours déprimés de leurs produits d'exportation, sans compter la dette.

Deux, les difficultés provoquées par les mesures économiques que les États-Unis ont adoptées contre le Nicaragua : ils ont supprimé pratiquement son quota sucrier, comme ils l'avaient déjà fait pour Cuba, ils ne lui en ont laissé qu'une petite partie et ils ont pris une série de mesures contre l'économie du pays, car il ne faut pas oublier que les États-Unis étaient le principal marché du Nicaragua.

Trois, enfin, l'action des bandes contre-révolutionnaires, des milliers d'hommes organisés, entraînés et approvisionnés par la CIA, qui se consacrent entièrement au sabotage économique. Leur premier objectif est le préjudice économique, ils cherchent à entraver la cueillette du café, à détruire les installations économiques, à détruire les moyens de transport. Les bandes contre-révolutionnaires ont pour instruction numéro 1 de s'attaquer à l'économie du Nicaragua. Et le fait est qu'elles ont affecté la production de café à 30 et 35 p. 100 ; la pêche, la production de bois et de céréales ont également été touchées.

Les États-Unis pensent que les Nicaraguayens ne pourront pas tenir, que les problèmes économiques ajoutés à l'action des bandes armées contre-révolutionnaires liquideront de l'intérieur la Révolution sandiniste. Je ne crois pas que les États-Unis pensent à une invasion directe, pour le moment en tout cas ; c'est mon point de vue personnel. Il y aura de nouveau des risques d'intervention lorsqu'ils se rendront compte qu'on ne peut pas détruire la Révolution nicaraguayenne de l'intérieur. En dehors de leur propre production, qui doit représenter 75 ou 70 p. 100, les Nicaraguayens peuvent compter sur l'aide de plusieurs pays occidentaux, dont l'Espagne, qui s'ajoute à l'aide des pays socialistes. Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer il n'y avait pas une seule balle dans ces sept bateaux dont parlait le Pentagone, ces bateaux qui étaient chargés censément d'armes, il n'y avait là que des produits de première nécessité, du pétrole, du blé, du riz et d'autres denrées alimentaires, des matériaux de construction, des produits chimiques, des engrais, des produits dont les Nicaraguayens ont besoin et qui, bien administrés, leur permettent, ajoutés à leur production, de supporter la crise économique. Pour ce qui est des bandes, elles ne pourront jamais faire échec à l'armée sandiniste.

RICARDO UTRILLA. Cuba n'a pas fourni d'aide militaire aux Nicaraguayens, en dehors des instructeurs ?

FIDEL CASTRO. Dans quel sens ?

RICARDO UTRILLA. Avec du matériel ou...

FIDEL CASTRO. Nous avons aidé les Nicaraguayens dans la mesure de nos possibilités, mais pas avec des troupes, naturellement. Là-bas, il n'y a pas de troupes, il n'y a pas une seule unité militaire cubaine, ils n'en ont d'ailleurs pas besoin, il n'y a là que des conseillers, des instructeurs, des professeurs, ce genre de personnel.

RICARDO UTRILLA. Dans les combien ?

FIDEL CASTRO. Je ne vais pas donner de chiffres, parce que je n'ai pas le droit de le faire. Je dis qu'il y a une coopération militaire, il y a bien entendu une collaboration militaire, avec le type de personnel dont je vous parle, parce qu'ils ont dû faire une nouvelle armée. Ils n'avaient pas d'officiers de métier, pas de professeurs pour leurs écoles militaires, pas de cadres professionnels, tous les officiers formés qu'il y avait étaient ceux de Somoza ; ils ont dû faire une nouvelle armée, préparer à la défense des centaines de milliers de citoyens. Ils avaient donc besoin de professeurs, d'instructeurs et de conseillers, et nous leur en avons fourni l'indispensable.

RICARDO UTRILLA. C'est le mot que vous emploieriez : pas même le nécessaire, l'indispensable.

FIDEL CASTRO. Je dirais aussi le nécessaire. Mais je ne dois pas parler de chiffres. J'ai donné un jour, il y a longtemps, des chiffres approximatifs, mais je ne pense pas le refaire. Ce ne sont vraiment pas des chiffres que nous devons divulguer, publier. Nous n'avons aucune objection à ce que les Nicaraguayens donnent les chiffres s'ils le désirent, mais il ne nous semble pas correct de notre part de donner des informations sur le nombre de Cubains qu'il y a au Nicaragua.

Mais la collaboration n'est pas seulement militaire. Au Nicaragua, elle est aussi et surtout civile. Nous avons récemment inauguré dans ce pays une sucrerie qui figure parmi les industries les plus importantes d'Amérique centrale, qui a été construite en un bref laps de temps, pour laquelle nous avons fourni à peu près 80 p. 100 des équipements – 65 p. 100 produits à Cuba et le reste acheté dans les pays socialistes – ainsi que le projet, les techniciens, les ingénieurs, les ouvriers qui ont travaillé côte à côte avec les ouvriers nicaraguayens. Soit dit en passant, le jour de l'inauguration de la sucrerie, nous en avons fait don au Nicaragua.

Notre coopération économique avec le Nicaragua a toujours été gratuite, la sucrerie était une exception. Pendant les négociations préalables, les Nicaraguayens nous ont demandé un crédit pour construire la sucrerie. A cette époque, la production augmentait au Nicaragua, pour plusieurs articles tels que le café. Puis il y a eu l'action des bandes contre-révolutionnaires, l'intervention des États-Unis, l'hostilité des États-Unis, et la production a commencé à décliner. Nous avons compris la situation et nous avons dit que puisqu'ils avaient des difficultés économiques, mieux valait annuler la dette. Ça nous semblait plus juste et conforme à nos positions. Cuba a donc renoncé à ces crédits et annulé la dette contractée par le Nicaragua pour la construction de la sucrerie. Nous les avons aussi aidés à construire des routes, des ponts et d'autres ouvrages.

RICARDO UTRILLA. La dette correspondant à la sucrerie a donc été annulée ?

FIDEL CASTRO. Totalement. C'est maintenant nous qui sommes en dette avec eux, il nous reste quelques centaines de tonnes de pièces à envoyer et, la dette étant annulée, de créditeurs nous sommes devenus débiteurs. Il faut encore que nous leur envoyions des pièces. La dette est totalement annulée.

RICARDO UTRILLA. Et la guérilla salvadorienne, est-ce que vous l'aidez d'une façon ou d'une autre ?

FIDEL CASTRO. Laissez-moi en finir avec le Nicaragua. Dans le domaine de l'éducation nous lui avons aussi fourni une aide importante, et la santé publique est une de nos principaux domaines de coopération avec le Nicaragua. Les médecins et le personnel paramédical cubains qui travaillent au Nicaragua se chiffrent par centaines. En ce moment, ils en ont besoin à cause de la guerre ; il faut des chirurgiens pour les blessés. Il y a des chirurgiens et des médecins qui s'occupent des blessés de guerre, mais la plupart de notre personnel médical soigne la population.

Nous coopérons aussi dans l'agriculture et dans le sport. L'essentiel de notre coopération avec le Nicaragua est civil ; je disais tout à l'heure économique, mais il faut ajouter à l'économie l'éducation, la santé, etc. Nous formons aussi des cadres. Nous avons un programme de formation d'instituteurs nicaraguayens ; nous en avons déjà formé 1 500. Le gros de la coopération est civil, mais il y a aussi une coopération militaire, c'est bien connu et nous l'avons dit. Ça me semble absolument juste, personne n'a le droit de nous le reprocher et encore moins les États-Unis qui, au mépris de toutes les normes internationales, organisent, entraînent, approvisionnent et dirigent des bandes mercenaires contre le peuple et le gouvernement du Nicaragua. Au nom de quoi remettre en question notre droit à offrir une coopération relativement modeste à un peuple qui en a besoin pour sa défense ? Le poids fondamental de cette lutte et de cet effort retombe sur les Nicaraguayens, c’est prouvé : les bandes ont fait des milliers de morts au Nicaragua, et ce sont en majorité des civils, des femmes, des enfants. Ils attaquent un autobus plein de civils, un camion, des villages, et ça fait bien plus de victimes parmi les civils que parmi les militaires. Près de 4 000 personnes. Ça, les États-Unis le savent, et je ne parle que des victimes tombées du côté sandiniste. Il faudrait aussi compter les Nicaraguayens qu'ils ont conduits à la mort en les enrôlant dans la contre-révolution. Cette sale guerre organisée par les États-Unis doit bien avoir fait huit ou neuf mille morts.

À mon avis naturellement, bien qu'il y ait une solution, les États-Unis ne vont ni négocier sérieusement, ni appuyer le Groupe de Contadora et ses efforts tant qu'ils auront l'espoir de liquider la Révolution sandiniste de l'intérieur. C'est tragique mais c'est comme ça. Ils ont encore l'espoir de liquider la Révolution de l'intérieur, et c'est pour ça qu’ils ne négocient pas sérieusement. Si les États-Unis veulent négocier sérieusement, il y aura sans aucun doute des règlements pacifiques en Amérique centrale, des solutions qui satisferont à la fois le Nicaragua, les autres peuples centraméricains et les États-Unis.

MARISOL MARIN. Croyez-vous que les sandinistes et les guérilleros salvadoriens aspirent à mettre en place dans leurs pays respectifs un modèle politico­-économique de type cubain ?

FIDEL CASTRO. Rien n'est plus éloigné de la réalité. Je sais ce que pensent les sandinistes et je sais ce que pensent les Salvadoriens. Nous avons naturellement davantage de contacts avec les Nicaraguayens, s'agissant d'un gouvernement constitué. Les Salvadoriens, eux, sont dans leur pays, la plupart de leurs principaux chefs sont en El Salvador depuis longtemps, mais nous savons quand même ce qu'ils pensent.

Le Nicaragua est un pays beaucoup moins développé que ne l'était Cuba au triomphe de la Révolution. Cuba avait déjà un certain développement industriel, avec une classe ouvrière plus nombreuse – il y avait des centaines de milliers d'ouvriers agricoles et des centaines de milliers d'ouvriers industriels – une classe ouvrière beaucoup plus développée. Le Nicaragua est bien plus en retard que Cuba au triomphe de la Révolution sur les plans industriel et économique. Au Nicaragua, il y a beaucoup d'artisans, qui vivent de l'artisanat, et beaucoup de petits commerçants. Les conditions sont très différentes de ce qu'elles étaient à Cuba au triomphe de la Révolution.

Ils comprennent parfaitement qu'ils luttent avant tout pour l'indépendance, la libération nationale, le progrès social : faire la Réforme agraire, étendre l'éducation à tout le pays, assurer la santé à tous ses habitants. La grande priorité pour le gouvernement nicaraguayen, c’est le développement économique, et non la construction du socialisme.

MARISOL MARIN. Voulez-vous dire que ce n'est ni une priorité ni un objectif ?

FIDEL CASTRO. Non, ce n'est pas son objectif, ni immédiat, ni à moyen terme. Je pourrais ajouter, si vous voulez, que ce n'est pas son objectif actuel. Quand je parle d'objectif actuel, je veux parler, comme eux, d'une période relativement longue.

Je crois que le modèle du Nicaragua – et je n'ai pas le moindre désaccord avec eux, ni théorique ni pratique, je le dis en toute franchise – est parfait, compte tenu des conditions du pays et de l'Amérique centrale. C'est un modèle parfait.

Je peux m'étendre un peu plus longuement là-dessus.

Ça ne veut pas dire que les Nicaraguayens ne soient pas des révolutionnaires. Les Nicaraguayens sont des révolutionnaires. Ce serait une erreur que de penser que ce ne sont que des réformistes, des patriotes, des démocrates qui ne veulent pas de transformations sociales dans le pays.

Je crois que les Nicaraguayens sont des révolutionnaires, et je ne crois pas qu'ils aient renoncé – aucun révolutionnaire n'y renonce – à transformer la société et même à construire le socialisme lorsque cela sera possible ou deviendra possible. Je ne crois pas qu'ils aient renoncé à ce que leur Révolution aille un jour aussi loin que n'importe quelle autre révolution sociale. Il me semble, par exemple, que Felipe n’a pas renoncé aux objectifs du socialisme en Espagne, bien que l'Espagne soit et reste une société capitaliste avec un grand nombre d'entreprises non seulement nationales mais aussi transnationales.

Felipe parle de socialisme et je suppose que le Parti socialiste ouvrier espagnol a, entre autres objectifs, celui de construire le socialisme. C'est du moins ce qui se disait quand le Parti a été fondé. Mais à moi de poser une question : Felipe se propose-t-il de construire le socialisme en Espagne dans l'immédiat ? Il y a en Espagne une société complètement capitaliste, et ça, même le plus ignorant des spécialistes en questions économiques, sociales et historiques ne le contesterait pas. Et il y a cependant davantage de conditions objectives favorables à la construction du socialisme en Espagne qu'au Nicaragua. Je ne crois donc pas que les sandinistes renoncent à la construction du socialisme à long terme, mais ils ne se proposent pas d'établir un régime socialiste au Nicaragua à moyen terme. Leur organisation s'appelle Front sandiniste de libération nationale, pas Parti socialiste.

C'est pourquoi je te disais – j'en reviens à ta question sur les priorités – qu'ils donnent pour le moment la priorité à toute une série de réformes de structure, dont la plus importante est sans doute la Réforme agraire. Ils ont aussi nationalisé, naturellement, les propriétés de Somoza, mais ils n'ont pas nationalisé les propriétés de la bourgeoisie parce qu'au Nicaragua il n'y avait pratiquement pas de bourgeoisie, rien qu'un embryon de bourgeoisie. Il y avait au Nicaragua quelqu'un qui possédait de nombreuses entreprises : Somo­za ; ils ont confisqué les biens de Somoza parce qu'elles étaient le produit du vol et, naturellement, ils n'en ont fait cadeau ni aux transnationales ni aux entreprises privées. Je ne crois pas qu'on puisse reprocher aux sandinistes d'avoir confisqué les biens de Somoza et de n'en avoir pas fait cadeau eux entreprises étasuniennes et privées. Il y a au Nicaragua une raffinerie de pétrole qui est la propriété d'une transnationale étasunienne. Des Étasuniens, des gens d'autres pays, des entreprises nationales et étrangères y ont des propriétés, et ils n'ont pas l'intention de les nationaliser.

Je dis donc qu'il y a une série de changements de structure et un programme de développement économique et social. C'est tout ce que les Nicaraguayens ont devant eux pour le moment, et il faut le comprendre. Ce n'est pas une histoire, pas une invention, je ne cherche à tromper personne. C'est leur modèle, nous y adhérons totalement du point de vue théorique et pratique, parce qu'il nous semble tout à fait adaptée à la réalité du Nicaragua. Si Cuba leur apporte une aide financière et technique pour qu'ils construisent une sucrerie, ils ne vont pas en faire cadeau à une entreprise privée. Dans de nombreux pays, au Mexique par exemple, le pétrole appartient à l'État, l'industrie pétrochimique appartient à l’État, l'industrie sidérurgique appartient à l'État ; au Nicaragua, le contrôle du commerce extérieur et des ressources financières appartient à l'État. C'est ce qui se passe aussi dans plusieurs pays capitalistes ; et je crois même savoir qu'au Nicaragua il existe des banques privées. Mais ce ne sont pas les banques privées qui contrôlent les finances, c'est l'État, ce ne sont pas les entreprises privées qui contrôlent le commerce extérieur, c'est l'État. Voilà le genre de mesures qu'ils ont prises.

Ils doivent développer le pays, c'est leur programme ; développer le pays grâce à un programme de développement agricole, industriel, énergétique. Le développement économique du pays constitue la tâche fondamentale, et je pense que l'entreprise privée y participera aussi dans la mesure de ses possibilités. Ils se proposaient même de faire des lois sur les investissements étrangers. Il y a sans doute des secteurs où ils n'ont ni la technologie ni les ressources nécessaires et où ils devront, je suppose, recourir aux ressources étrangères et aux entreprises étrangères ; pas seulement eux, même nous si c'est nécessaire. Il y a des circonstances où on peut avoir besoin de la technologie et des investissements étrangers.

Le développement est l'objectif fondamental du pays, il est très difficile de construire le socialisme sans développement. Naturellement, ce développement ne sera pas mis au service des intérêts du capitalisme, il ne sera pas placé sous la direction des propriétaires terriens et des capitalistes, mais d’un gouvernement révolutionnaire qui est lui-même au service du peuple et non au service des propriétaires terriens, de l’oligarchie ou de l'entreprise étrangère, comme c'est le cas partout ailleurs sur ce continent. Je crois que c'est bien clair et je connais bien, je peux vous l'assurer, ce modèle qui est celui de l'économie mixte et du pluripartisme, oui, pluripartisme, il ne faut pas avoir peur des mots.

Ils se proposent maintenant de faire une Constitution. Je ne veux pas m’aventurer, avancer des jugements sur le genre de Constitution qu'ils vont faire. Ils travaillent, mais j'imagine que ce modèle sera contenu dans la Constitution.

MARISOL MARIN. Et dans le cas des Salvadoriens ?

FIDEL CASTRO. Je crois que c'est exactement le même cas. El Salvador est peut-être un peu plus industrialisé que ne l'était le Nicaragua, mais je n'ai pas entendu les Salvadoriens parler de socialisme. Ce qu'ils veulent, c'est se libérer d'un régime génocide et d'un système qui, comme chacun sait, dure depuis longtemps et où une oligarchie, un petit groupe de trente à quarante familles est propriétaire de ce pays. Il me semble que le modèle salvadorien sera plus ou moins semblable à celui du Nicaragua. Je crois même que d'autres pays d'Amérique latine, une fois libérés, ne se proposeront pas à court ou à moyen terme de construire le socialisme.

Il me semble qu'il y a deux problèmes essentiels en Amérique latine. En premier lieu, le problème de l'indépendance. La première chose que l'Amérique latine doit faire, c'est conquérir son indépendance parce qu'en réalité elle n'est pas indépendante. En second lieu, celui du développement, qui doit être accompagné de changements structurels et qui doit être à la fois économique et social. Dans certains pays d'Amérique latine, les transnationales ont fait de gros investissements, ont atteint des niveaux de production déterminés, mais ça n'a été accompagné d'aucun développement social. L'analphabétisme touche encore 30 p. 100 de la population, le semi-analphabétisme 80 p. 100, les conditions sanitaires sont désastreuses, la mortalité infantile est élevée, l'espérance de vie réduite. Il y a encore une infinité de problèmes sociaux. Ce sont là les deux grands problèmes de l'Amérique latine. Naturellement, ce ne sont pas les oligarques, ni les militaires à la solde des entreprises étrangères, de l'oligarchie ou des États-Unis qui vont conquérir l'indépendance. C'est le peuple qui devra la conquérir.

Il me semble, même si on ne peut pas faire de prophétie, que d'autres pays latino-américains suivront, dans une mesure plus ou moins large, le modèle du Nicaragua. Le modèle du Nicaragua est réel, c'est-à-dire que ce n'est pas une invention, un prétexte, un mensonge, une duperie. Ils ont pris les choses au sérieux, ils ont fait un pari que je trouve admirable. Ils font confiance au peuple, et s'ils travaillent bien, ils auront toujours le soutien du peuple.

Le secret, pour rester au pouvoir, ne dépend pas de mécanismes constitutionnels ou de systèmes électoraux. Dans notre système – qui n'est pas celui du Nicara­gua – si la Révolution n'était pas soutenue par le peuple, elle perdrait le pouvoir. En effet, comment se déroulent les élections ? Ce sont les citoyens eux-mêmes qui proposent les candidats. Ceux qui s'intéressent à cette question peuvent vérifier que ce n’est pas le Parti qui propose les candidats et que ce sont les délégués des circonscriptions qui élisent le pouvoir municipal, le pouvoir provincial et le pouvoir national. Pour se maintenir au pouvoir, il ne s'agit pas de jouer avec les mécanismes électoraux, mais de conserver le soutien du peuple. Avec le soutien du peuple, on se maintient au pouvoir, quel que soit le mécanisme ; sans l'appui du peuple, on perd le pouvoir, quel que soit le mécanisme. C'est comme ça.

Le Nicaragua a donc accepté, et c'est admirable, des élections classiques, traditionnelles, comme celles qui ont lieu aux États-Unis et dans d'autres pays d'Amérique latine quand elles ont lieu, c'est-à-dire pas souvent, car l'histoire du Guatemala, d’El Salvador, du Nicaragua, n'est pas précisément une histoire de processus électoraux. Depuis l'époque de Walker, le pirate étasunien qui est intervenu au milieu du siècle dernier en Amérique centrale, jusqu'à nos jours, cette histoire n'est pas une histoire d'élections. Le cas du Costa Rica est une exception ; il ne faut pas en chercher au Honduras, au Nicaragua, au Guatemala ou en El Salvador. Pendant un siècle, ces pays ont connu des choses terribles et les États-Unis n'ont jamais parlé de démocratie dans leur cas. Ils se sont mis à parler de démocratie quand la révolution a éclaté en Amérique centrale. Ils n'en ont jamais parlé auparavant.

MARISOL MARIN. Quand vous dites que d'autres pays d'Amérique latine suivent ou semblent suivre le modèle du Nicaragua, à quels pays pensez-vous ?

FIDEL CASTRO. Je pense aux changements sociaux qui se produiront inexorablement en Amérique latine, je ne pense pas à un pays en particulier, mais à n'importe quel pays où le peuple prendra le pouvoir, où ce sera réellement le peuple qui prendra le pouvoir et non les oligarques, les représentants du grand capital, l'armée traditionnelle, bien qu'il existe deux cas où l'armée a joué un rôle progressiste : le Pérou et le Panama. On ne peut pas généraliser quand on parle des armées ; on ne peut même pas encore dire quel sera le rôle des forces armées dans ces changements. Dans certains pays, la position des militaires sera très réactionnaire et dans d'autres, elle peut être très progressiste. Il y a deux cas où l'armée a joué un rôle très progressiste : le Pérou et le Panama. Au Panama, c'est la Garde nationale, avec Torrijos, qui a mené la lutte pour les revendications sur le canal. Au Pérou, le gouvernement militaire de Velazco Alvarado a favorisé d'importantes initiatives sociales et économiques de caractère progressiste, dont une réforme agraire assez profonde.

RICARDO UTRILLA. Avant de passer à des questions latino-américaines plus générales, je me permets d'insister sur ma question précédente : quel type d'aide apporte Cuba à la guérilla salvadorienne ?

FIDEL CASTRO. J'ai déjà répondu, quand on m'a posé cette question, que je ne veux ni affirmer que nous apportons une aide, ni le nier, Ce que je veux dire, c'est qu'ils peuvent compter et qu'ils pourront compter sur notre solidarité politique, sur notre soutien dans tous les domaines et dans l'arène internationale. Comme je le disais il n'y a pas longtemps, il est pratiquement impossible d'aider les Salvadoriens en leur fournissant des armes, Le débat sur ce thème est pratiquement byzantin.

RICARDO UTRILLA. Pratiquement, c'est pratiquement impossible, comandante.

FIDEL CASTRO. Pratiquement impossible. Je ne peux pas dire que ce soit totalement impossible, mais c'est pratiquement impossible. Je dis aussi que le sujet est pratiquement byzantin – là aussi je dis « pratiquement » – parce qu'il s'agit d'un problème théorique. Je dis qu'on ne peut pas remettre en cause l'aide aux Salvadoriens d'un point de vue moral dans l'absolu et même du point de vue de la justice la plus stricte, parce que les Salvadoriens ont commencé à lutter contre un régime qui a pratiqué le génocide systématique, qui a assassiné 50 000 personnes dans le pays. Les Salvadoriens luttent pour leur survie. Je crois que leur cause est juste et qu'on ne peut pas remettre en question le droit d'aider un pays, un mouvement, un peuple qui lutte pour sa survie et contre le génocide.

Au nom de quels principes les États-Unis peuvent-ils exiger qu'on n'aide pas El Salvador et remettre en question l'aide à El Salvador, alors qu'eux-mêmes organisent des milliers d'hommes qu'ils approvisionnant et qu'ils arment pour faire la contre-révolution au Nicaragua ?

C'est pourquoi, sur le plan moral, sur le plan des principes, on ne peut pas remettre en question l'aide aux Salvadoriens. On peut toujours discuter de cette aide sur le plan théorique, moral, juridique, si vous voulez, mais sur le plan pratique, les choses sont très difficiles.

J'ai dit aussi que cette question n'était pas fondamentale. Ici, à Cuba, quand nous avons mené la lutte contre une armée comme celle de Batista, qui avait soixante-dix mille hommes sous les armes, nous ne recevions pas d'armes de l'extérieur, nous combattions avec les armes et les munitions que nous prenions aux troupes de Batista.

Le principal fournisseur des révolutionnaires salvadoriens à l'heure actuelle, et ça, je peux vous l'assurer, c'est le Pentagone, parce qu'une partie des armes et des munitions que le Pentagone envoie à El Salvador finit par tomber dans les mains des révolutionnaires. C'est une source d'approvisionnement sûre. L'histoire a démontré que c'est parfaitement possible. Quand je dis que les Salvadoriens sont capables de résister indéfiniment, je veux dire qu'ils sont capables de lutter dans les pires conditions, sans recevoir un seul fusil ou une seule balle de l'extérieur.

Ils sont parfaitement adaptés aux dures conditions de lutte de leur pays, ils sont capables de riposter à toutes les tactiques et à toutes les stratégies de l'armée salvadorienne, pourtant encadrée par les États-Unis, et ils peuvent même survivre indéfiniment, sans aucune aide logistique de l'étranger. C'est ça qui est important, et non pas de savoir si quelqu'un leur envoie des armes ou non, si c'est ou non essentiel de recevoir cette aide. Je suis même allé jusqu'à dire que c'est pratiquement impossible. Je n'en rejette pas totalement la possibilité, naturellement, mais je crois que le plus important est qu'ils puissent résister et combattre sans recevoir d'aide logistique de l'étranger. Je crois que c'est là l'essentiel, le point clé. Autrement dit, est-ce que les Salvadoriens peuvent continuer la lutte sans recevoir d'aide logistique de l'extérieur ? J'affirme que c'est possible et qu'ils peuvent continuer la lutte indéfiniment et résister sans cette aide logistique de l'extérieur.

RICARDO UTRILLA. En résumé, comme dans le cas de Cuba, il n'y a pas de solution militaire possible pour les États-Unis au Nicaragua et en El Salvador.

FIDEL CASTRO. Exact. Il n'y a pas de solution militaire. C'est ma conclusion et là-dessus, je suis catégorique. Par contre, des règlements politiques sont possibles, qui seraient tout à l'avantage du Nicaragua, des peuples d'Amérique centrale et des Caraïbes et, bien sûr, des États-Unis. Telle est ma thèse. Vous avez donc tiré les conclusions correctes.

MARISOL MARIN. À propos de l'Amérique latine, pensez-vous que le processus de démocratisation, de restauration des démocraties en Amérique latine, puisse profiter à Cuba, autrement dit, est-ce qu'elle pourrait rétablir peu à peu ses relations diplomatiques avec des pays avec lesquels elles étaient interrompues ou en établir dans les cas où il n'en existait pas ? Concrètement, je veux parler du Brésil et de l'Uruguay.

FIDEL CASTRO. Je pense que pour nous ce n'est pas du tout l'essentiel. Le problème des relations avec les pays qui ont amorcé une nouvelle étape n'est pas très important. La question du prestige de Cuba ou le problème moral lié à la rupture totale de l'isolement ne sont pas essentiels. Nous ne subordonnons pas nos relations avec d'autres pays à nos propres intérêts, mais à ceux de chacun de ces pays. Je pense que chacun de ces pays doit faire ce qui, à son avis, sert le mieux ses intérêts. Il se peut qu'il leur convienne de rétablir rapidement ces relations ou peut-être préfèrent-ils attendre, nous n'exerçons aucune pression, nous les laissons décider de ce qu'il leur convient le mieux au moment le plus opportun, mais réellement nous n'accordons pas une importance fondamentale au fait en soi. Il existe des choses plus importantes. À mon avis, le plus important c'est la consolidation de ces processus démocratiques, et je sens que nous devons tous les aider, coopérer avec eux, éviter de créer des problèmes.

Je considère que ces processus démocratiques revêtent une importance stratégique à l'heure actuelle et ont une profonde signification.

L'administration étasunienne dira peut-être que la démocratie progresse. Or, ce qui progresse, c’est la crise du système de domination des États-Unis en Amérique latine. Ce processus signifie que les dictatures militaires régressent, que les méthodes de répression et le recours à la force pour maintenir le système ont échoué, et que les assassinats, les tortures raffinées, les disparitions, tout ce que les États-Unis ont enseigné aux forces répressives, à l'armée et à la police en Amérique latine, toutes ces méthodes atroces ne peuvent plus maintenir le système, la crise est tellement profonde que les militaires ont compris que ces pays sont devenus ingouvernables.

RICARDO UTRILLA. Le cas du Guatemala est-il un exemple typique en ce moment ?

FIDEL CASTRO. Nous ne pouvons pas dire que c'est un exemple, le cas du Guatemala est différent. Ce pays a de graves problèmes économiques, politiques et sociaux, mais c'est différent. Les conditions ne sont pas les mêmes que dans le cône Sud, où les pays ont un développement industriel supérieur, un développement social supérieur, disons que les secteurs intellectuels sont plus développés, que le niveau de conscience et de culture politique des masses est plus élevé. Les circonstances sont bien différentes. L'Amérique centrale est plus pauvre, plus faite au système des oligarchies familiales, des caudillos, des dictatures militaires interminables, son expérience politique n'est pas la même que celle de l'Argentine, du Chili, du Brésil, de l'Uruguay.

Les militaires comprennent qu'ils ne peuvent pas maîtriser la situation dans ces pays et se retirent peu à peu du gouvernement, ils passent le pouvoir aux civils après leur échec lamentable à la tête de l'État, après avoir ruiné leur pays, plus ou moins selon le cas. Des pays comme le Chili, l'Argentine et l'Uruguay, par exemple, sont complètement ruinés. Au Brésil, ils ont livré le pays aux transnationales, leur permettant d'exploiter une main-d’œuvre bon marché, au milieu d'une grande pauvreté. Mais je crois qu'il y a une certaine différence entre la politique des militaires brésiliens et celle des militaires chiliens, argentins et uruguayens qui ont ouvert toutes grandes les portes à la concurrence et ont liquidé l'industrie nationale. La politique des militaires brésiliens à été différente. Cependant, tous savent que leurs pays sont devenus ingouvernables et préfèrent remettre le pouvoir aux civils. En d'autres termes, la crise est si profonde qu'ils ne se considèrent plus capables de gouverner.

MARISOL MARIN. Mais les pays seront aussi ingouvernables pour les civils.

FIDEL CASTRO. Ils ont reçu un bien triste héritage : une dette de 45 milliards de dollars en Argentine, de 5,5 milliards de dollars en Uruguay, de 104 milliards de dollars au Brésil – c'est l'héritage de Tancredo – de 22 milliards au Chili, où des changements sont inévitables. A l'époque de l'Unité populaire, la dette était de 4 milliards de dollars, les cours du cuivre n'étaient pas aussi bas et pourtant, la situation était de plus en plus difficile. Il faut dire qu'Allende avait été privé des crédits étrangers et que les États-Unis avaient adopté des mesures économiques contre son gouvernement. A l'heure actuelle, les civils reçoivent un bien triste héritage, aussi bien en Argentine qu'en Uruguay et au Brésil ; ils ont en plus une inflation galopante et tous les problèmes sociaux qui se sont accumulés.

Il y a quelques jours, un journaliste m'a remis un billet d'un million de pesos argentins et m'a demandé : « Savez-vous combien valait ce billet il y a quelques années ? » J'ai dit que je ne savais pas exactement. « Deux cent cinquante mille dollars, m'a-t-il dit. Et savez-vous combien il vaut maintenant? Soixante dix-neuf centimes. »

Peut-être le grand succès de cas gouvernements militaires a-t-il été de faire des millionnaires de tous les citoyens… Avec l'inflation, il est impossible de gérer l’économie. Le niveau de vie a baissé considérablement dans tous ces pays. J'ai calculé qu'en Argentine, le niveau de vie est actuellement à 65 p. 100 de ce qu’il était avant l'arrivée des militaires au pouvoir ; en Uruguay, à 50 p. 100 ; au Brésil, je ne sais pas exactement, ce doit être à 65 ou70 p. 100.

RICARDO UTRILLA. Plus qu'en Argentine.

FIDEL CASTRO. —Non, probablement pas. À 70 p. 100. Et à 65 p. 100 en Argentine. Au Brésil, le chiffre est peut-être de 70 p. 100, peut-être moins d'après des calculs conservateurs. Je ne connais pas le chiffre exact.

Ces gouvernements civils prennent la gestion en main et doivent tout de suite adopter des mesures draconiennes, alors que le niveau de vie de la population ne se situe pas à l'indice 100, mais à l’indice 65, 50, 70.

Cette énorme dette devra être remboursée aux conditions du Fonds monétaire international. Au Mexique, les restrictions ont commencé à partir de 100. Les habitants du Cône Sud ne supporteront pas de restriction supplémentaire, on ne trouverait plus rien à leur enlever.

Prenons un exemple significatif : la République dominicaine. Le gouvernement y a appliqué la formule du FMI et a dû ensuite lancer l'armée et la police dans la rue, elles ont fait des dizaines de morts et des centaines de blessés, rien qu'à cause des premières mesures : la dévaluation du peso par rapport au dollar. Avant, un dollar valait un peso, et maintenant il en vaut trois. Ce nouveau taux a d'abord été utilisé pour l'importation de certains biens, médicaments et autres, mais n'avait pas encore été appliqué aux achats de carburant et de certains produits alimentaires. Le deuxième volet des mesures arrive maintenant, et ils ont mis le dollar à trois pesos pour tous les achats. Le peuple dominicain vivait sous un régime constitutionnel, avec un gouvernement élu, dans une tranquillité relative, et tout d'un coup on a pratiquement assisté à une insurrection populaire. Quand ils en sont arrivés au deuxième volet de mesures, l'armée et la police ont dû prendre position dans les rues pour éviter les manifestations. Le mécontentement est énorme.

Au Panama, avec le nouveau gouvernement, malgré le niveau de vie relativement aisé du pays, la tentative d'appliquer quelques-unes des mesures prescrites, notamment la hausse des impôts et l'ajournement de l'augmentation des salaires de certaines catégories de professionnels comme les médecins et les enseignants, a aussi provoqué une montée de colère. Celle-ci a été bien entendu récupérée par les partis de droite qui ont mobilisé des centaines de milliers de personnes. Le gouvernement a dû revenir sur ses décisions. Ceci parce qu'au Panama il y a une Garde nationale à l'esprit patriotique, qui n'est pas disposée à descendre dans les rues pour tirer sur la population. Je vous donne l'exemple de deux pays voisins. La dette de ces deux pays et celle des autres pays latino-américains ne peut être remboursée; à mon avis, elle ne peut pas être remboursée. J'en suis absolument convaincu.

Un point important : il ne sert à rien de renégocier la dette, de la rééchelonner, de proposer des échéances à dix, douze ou quatorze ans, d'accorder des délais de grâce de trois, quatre, cinq ou six ans pour rembourser le capital . On peut bien renégocier la dette sans que rien ne soit résolu pour autant. Le nœud du problème est qu'ils ne peuvent pas payer les intérêts !

Actuellement, les pays latino-américains doivent payer chaque année quarante milliards de dollars d'intérêts – quarante milliards ! – par an, auxquels il faut ajouter la fuite des capitaux et le rapatriement des bénéfices des sociétés étrangères. Au cours des dernières années, le total net des capitaux qui ont fui l'Amérique latine se monte à 55 milliards de dollars. La dette atteint le chiffre fabuleux de 360 milliards de dollars, et les intérêts se montent à 400 milliards de dollars pour dix ans.

Il y a vingt-quatre ans, Kennedy a lancé l'Alliance pour le Progrès dans le but de prévenir les mouvements sociaux. Et, sans aucun doute, ces mesures étaient ingénieuses. Il a suggéré des réformes et une aide économique se montant à vingt milliards de dollars en tout, répartie sur plusieurs années, dans le but de résoudre le problème du sous-développement et de surmonter les difficultés sociales. Aujourd'hui, vingt-quatre ans plus tard, la population a doublé, la dette extérieure est dix-huit fois supérieure à l'aide offerte par Kennedy, les problèmes sociaux se sont accrus, et les intérêts annuels se montent à quarante milliards de dollars, quatre cent milliards en dix ans. Le problème, ce n'est pas que ces pays ne veulent pas rembourser leur dette et payer les intérêts, c'est qu'ils n'ont aucune possibilité de le faire, ils ne peuvent pas payer.

Si ces nouvelles démocraties essaient de payer cette dette, c'est-à-dire pas la dette mais simplement les intérêts, elles courent à la ruine politique et le danger n'est pas le retour des militaires – les militaires ne veulent pas revenir, même si on leur offre le gouvernement ils n'en voudront pas – mais la déstabilisation politique totale et l'explosion sociale. Je dis que ça arrivera si l'on veut imposer les formules du Fonds monétaire international et si l'on veut faire payer les intérêts.

Alors je propose la chose suivante : l'Amérique latine doit bénéficier d'un moratoire de dix à vingt ans environ pout tout ce qui concerne sa dette extérieure, intérêts compris.

RICARDO UTRILLA. Un gel total de la dette.

FIDEL CASTRO. En capital et en intérêts, pour dix ou vingt ans, pas moins, selon les pays et en fonction des circonstances. C'est ce que je pense, ce dont je suis absolument convaincu; cela ne réglera pas les problèmes, ce ne sera qu'un début, cela laissera un peu de répit, car ce n'est pas, loin de là, la solution au problème. Il faudrait aussi trouver des solutions au problème de l'échange inégal, dont je vous parlais tout à l'heure, à celui des mesures protectionnistes pour le développement du commerce, c'est-à-dire un peu de répit pour un nouvel ordre économique international.

Ce n'est pas facile, car les gouvernements des pays capitalistes industrialisés ont également des difficultés. Chacun réagit en fonction de ses problèmes internes : nous avons tant de chômeurs, il faut faire face à la reconversion industrielle, disent les Français et les Espagnols ; les Allemands ont 2,6 millions de chômeurs, chiffre sans précédent depuis la seconde guerre mondiale ; 3 millions de chômeurs en Angleterre ; le chômage augmente dans beaucoup de pays, mais aussi dans les pays industrialisés. Les États-Unis ont adopté la plus égoïste des politiques : ils ont imposé un système monétaire et financier basé, bien sûr, sur leur puissance économique, et sur les taux d'intérêt élevés qui ont englouti des centaines de milliards de dollars dont ils ont privé l'économie mondiale et bien entendu les pays du Tiers-monde.

Tout le monde allait investir aux États-Unis, car les autres monnaies se dévaluaient. En effet, en cas de dévaluation, tous ceux qui avaient de l'argent voyaient leur capital diminuer. Au Mexique, par exemple, celui qui disposait d'un million de pesos voyait son capital réduit au quart en quelques semaines ; c'était la même chose en Argentine, au Brésil, partout. Avec le libre-échange et l'inflation, personne ne voulait prendre de risque et tout le monde exportait ses devises vers les États-Unis, attiré par les taux d'intérêts très élevés. Les États-Unis ont résolu leur problème économique de manière conjoncturelle, en pratiquant des taux d'intérêts élevés, et ont attiré les disponibilités des autres pays. Mais ils ne peuvent pas non plus continuer longtemps comme ça.

Un autre problème qui touche l'économie mondial, c’est le déficit budgétaire de deux cent milliards qui affecte ce pays. La même histoire que pour le Vietnam, cette guerre qui s'est faite sans impôts. Aujourd'hui, nous assistons à une course aux armements qui se fait sans impôts, accompagnée d'un déficit commercial de 123 milliards, insupportable pour l'économie des États-Unis. Voilà les réalités objectives dont il faut tenir compte et aussi, à mon sens, l'un des fondements de l'espoir que, si les États-Unis analysent correctement leur situation, ils comprendront qu'il vaut mieux pour eux arrêter la course aux armements et rechercher la détente internationale. L'économie étasunienne ne résistera plus longtemps à cette politique, peut-être six mois ou un an, les plus optimistes disent un an et demi ou deux.

En 1984, 24 p. 100 de l'épargne nette des États-Unis était constituée par des dépôts venant de l'étranger. La crise économique internationale n'est pas terminée, il n'y a que de belles paroles. Le gouvernement étasunien a déclaré que les États-Unis sont la locomotive qui entraînera les autres pays vers la relance économique ; en réalité, ils les ont bien entraînés mais pas vers la relance, plutôt vers l'aggravation de leurs difficultés.

En ce qui concerne la dette du Tiers-monde, nous disons : comme les créanciers sont surtout des banques privées, il faudrait que les pays industrialisés prennent cette dette en charge vis-à-vis de ces banques privées, de manière à éviter un krach financier. Les États-Unis ont une dette publique de 1,65 billion de dollars, cela ne ferait que l'augmenter un peu. La dette du Tiers-monde, en tout, est inférieure aux dépenses militaires annuelles et, à terme, elle devra de toute façon être annulée.

Si le monde peut se permettre le luxe, aujourd'hui, de dépenser un billion de dollars pour des achats militaires, je me demande pourquoi on ne pourrait pas, pour une fois, annuler la dette des pays du Tiers-monde.

Je pense qu'il n'y a pas d'autre alternative. Tenter de faire rembourser la dette, du moins en Amérique latine, entraînerait une explosion sociale. En Afrique, la situation, bien qu'aussi grave, est différente. Là-bas, une bonne partie de la population vit dans des villages comme il y a plusieurs siècles. Là-bas, les gens connaissent la faim, la sécheresse, ils en meurent, mais ça ne fait pas exploser le continent. La composition sociale de l'Amérique latine est différente : ouvriers, paysans, classes moyennes, intellectuels, grandes masses urbaines ; en Amérique latine, les conditions d'une explosion sociale sont réunies. Que disent les gouvernements civils récemment élus ? Le gouvernement argentin a déclaré clairement qu'il n'était pas disposé à accepter les mesures d'austérité, ni à faire subir à la population les conséquences de cette dette, et qu'il ne voulait pas enrayer le développement de son pays. Le président élu du Brésil a déclaré la même chose, suivi par d'autres dirigeants politiques. Comment des pays qui doivent verser chaque année quarante milliards de dollars peuvent-ils assurer leur développement ? Il leur faudrait instaurer des mesures draconiennes, à commencer par la réduction du niveau de vie, qui a déjà diminué considérablement. On dit que le problème de la dette est politique et ne relève pas seulement de la technique financière. C'est vrai, il est politique, il commence même déjà à être révolutionnaire.

Les bases sont claires: je ne veux pas faire ceci, je ne veux pas faire cela, mais on n’a pas encore trouvé la bonne formule. Les États-Unis ont essayé de diviser les pays latino-américains pour la renégociation de la dette, discutant avec chaque gouvernement séparément. Combien de fois les principaux pays débiteurs se sont-ils réunis, combien de fois ont-ils juré de ne pas constituer un club de débiteurs, alors qu'en réalité, ils devraient dire le contraire, unir leurs forces, former un club, un front, un comité, quoi que ce soit, et discuter avec les pays créanciers, qui eux sont réunis au Club de Paris ou au Fonds monétaire international.

Le fait que le problème soit politique signifie tout simplement qu'il doit être discuté au niveau politique, dans toute sa gravité et compte tenu de toutes les conséquences prévisibles.

Je pense que si les pays latino-américains sont libérés du poids de la dette, ils pourront reprendre leur souffle. Mais il restera encore à régler le problème du sous-développement, il faudra encore établir un nouvel ordre économique international. Ce ne sera qu'un début.

RICARDO UTRILLA. Il semble que vous voyez cette explosion comme quelque chose de vraiment terrible, comme si cela n'était pas quelque chose de positif aux yeux de Cuba révolutionnaire. Si une explosion se produit, ce sera une explosion révolutionnaire. Est-ce que cela n'irait pas un peu dans le sens de ce que Cuba souhaite pour l'Amérique latine ?

FIDEL CASTRO. Personne ne sait ce qui va se passer. Si la situation continue à évoluer dans la direction actuelle, personne ne peut prévoir ce que sera cette explosion, ce que sera son caractère. Je dis simplement qu'en ce moment le danger, ce n'est pas que les militaires reviennent, c'est que les sociétés latino-américaines explosent.

Prenons un autre exemple: la Bolivie, où il y a un président – que j'apprécie sincèrement – qui souhaite vraiment sauver l’ouverture démocratique ; il y a même un Parti communiste qui n'est pas en train de faire de la subversion, de désorganiser le pays, qui est allié au gouvernement, qui a participé à la coalition qui a gagné les élections, et qui appuie de façon responsable la politique du gouvernement. En fait, ce qui se passe, c'est qu'aucun parti du gouvernement ne peut continuer à exercer son contrôle sur les secteurs ouvriers qui refusent d'accepter de nouveaux sacrifices ; l'inflation croît, les grèves se succèdent, la situation sociale est insoutenable, et ce ne sont pas les communistes qui alimentent les protestations, ce sont les syndicats, les ouvriers, les paysans, le peuple en général, qui ne supporte plus les sacrifices. On constate donc la présence de facteurs objectifs, de facteurs non subjectifs. Qui va-t-on accuser de fomenter le désordre ? C'est le peuple qui ne se résigne pas, qui n'accepte plus de voir baisser son niveau de vie. Tout ça parce qu'il faut payer la dette, payer les intérêts, satisfaire les exigences du Fonds.

Au Pérou, il y a aussi un gouvernement civil élu depuis un peu moins de quatre ans, avec plus de la moitié des voix, il a la majorité au Parlement, et ce parti qui a gagné les élections n'est plus soutenu que par 3,8 p. 100 de l'électorat. Il semble que l'APRA a de grandes chances de gagner les élections, qu'il va obtenir la majorité, et après, qu'est-ce qu'il va faire avec la dette et les problèmes sociaux ? Au Pérou, il y a de toute évidence une convulsion sociale. À distance, personne ne comprend ce qui se passe, personne ne le comprend, mais il est clair qu'elle est le reflet de la crise et de l'instabilité.

Je viens de citer deux pays. Auparavant j'ai mentionné la République dominicaine, j'ai mentionné le Panama, et je viens de parler de la situation en Bolivie et au Pérou. Les problèmes de la région apparaissent dans toute leur clarté. Ils vont, à mon avis, donner lieu à des révolutions sociales, pour le meilleur ou pour le pire, tout dépend de ce que l'on souhaite. Des révolutions sociales vont avoir lieu si ce problème n'est pas résolu. L'autre option peut permettre de respirer un peu de laisser ses chances à un processus moins traumatisant.

RICARDO UTRILLA. Oui, mais à en croire ce que vous venez de dire, Cuba, le régime cubain, et vous personnellement, seriez plus favorables à un processus démocratique qui aboutirait à un processus révolutionnaire. Disons que vous préféreriez un processus traditionnel à une explosion presque sismique, autrement dit, dont personne ne peut prévoir le résultat.

FIDEL CASTRO. Je suis simplement en train d'essayer de présenter les choses de la façon la plus objective possible, comme je les vois.

C'est un thème que j'ai déjà abordé récemment lorsqu'on a commencé à me poser des questions sur le fameux problème de l’exportation des révolutions. Je disais : il est absolument impossible d'exporter les conditions qui déterminent une révolution, car pour ce qui est des éléments subversifs, je dis que les mesures du Fonds monétaire, la dette extérieure, les quarante milliards de dollars d'intérêt par an, la crise économique internationale, la chute des cours des principaux produits d'exportation des pays d'Amérique latine, le protectionnisme, les taux d'intérêt élevés, tous ces facteurs sont extrêmement subversifs.

Je dirai que le voyage du pape a été subversif, parce que le pape a visité certaines communautés indigènes, des quartiers très pauvres, des quartiers ouvriers, et il a dit qu'il fallait donner de la terre aux paysans, qu'il fallait des écoles pour les enfants, des hôpitaux, des médecins et des médicaments pour les malades, du travail pour les pères de famille, qu'il fallait manger trois fois par jour. Or cette façon de voir les choses est subversive dans le contexte des pays sous-développés de ce continent. En réalité, si le pape était venu à Cuba, il aurait dû parler d'autre chose, parce qu'il n'aurait pas eu besoin de réclamer des écoles pour les enfants, vu que 99 p. 100 d'entre eux sont scolarisés, ni des hôpitaux, ni des médecins, ni des médicaments pour les malades, ni du travail pour les familles, ni du lait pour les enfants, ni trois repas par jour. En fait, il parlait d'une situation qui existe au Venezuela en dépit de ses revenus pétroliers, qui existe en Équateur, qui existe au Pérou, qui existe dans les villes et dans les campagnes des pays qu'il a visités, d'une situation qui existe partout. Mais comment donner une solution à tout cela ? Il a présenté ça comme un devoir de la société, comme une nécessité de la société, mais comment y arrive-t-on ? Il y a la dette, le sous-développement, les problèmes sociaux qui s'accumulent, les intérêts, d'énormes inégalités dans la distribution des richesses, un tas de facteurs. Il a, peut-être sans le vouloir, énoncé les prémisses d'une révolution sociale.

RICARDO UTRILLA. C’est en termes marxistes ce qu'on appelle les conditions objectives de la révolution.

FIDEL CASTRO. Oui. Les énormes problèmes économiques et sociaux qui se sont accumulés et la crise qui s'est cristallisée sont les conditions objectives de la révolution.

RICARDO UTRILLA. Pour en revenir à la fameuse formule de l'exportation de la révolution, dont on a tant de fois accusé Cuba, c'est une formule quelque peu équivoque, mais Cuba ne peut-elle pas être tentée, étant donné l'existence de ces conditions objectives, de ce tas d'éléments explosifs qui s'accumulent, de frotter l'allumette, d'allumer la mèche ?

FIDEL CASTRO. Il n'y a pas besoin de flamme, il peut se produire un phénomène de combustion spontanée, et alors il n'y aura pas assez d'eau dans le monde pour l'éteindre.

RICARDO UTRILLA. Ce sera quelque chose si ça brûle.

FIDEL CASTRO. Je crois que ce sont là les facteurs qui déterminent les changements sociaux. Je n'ai aucun intérêt à préserver l'ordre social existant, je pense que cet ordre social va changer, aucun intérêt non plus à préserver le système de domination étasunien qui a régné jusque-là sur nos peuples, mais je pars du principe suivant : cet ordre social ne peut pas durer, ce système de domination ne peut pas durer, et ça va changer. Je pense que ça va commencer à changer à partir de cette situation.

Je fais tout simplement une analyse du problème et je dis ce qui va arriver si la situation se prolonge. C'est ma conviction absolue. Je crois que cette situation explosive ne peut s'arranger que si la dette est annulée d'une façon ou d'une autre, par suite d'un accord entre les parties ou par décision des débiteurs. De toute façon le fait est là : il y a une crise du système et elle est insoluble. J’ai bien vu à travers mes conversations qu'il n'y a pratiquement plus de conservateurs dans ce continent, et même les conservateurs quand on parle avec eux, on se rend compte que c'est à peine s'ils le sont encore. Ils sont désespérés et frustrés eux aussi. Les travailleurs sont désespérés, les couches moyennes sont désespérées et c’est très important, car l'influence des couches moyennes est très grande dans ces situations de crise. Le désespoir a même gagné certains secteurs des classes les plus élevées de l'échelle sociale.

Je pense que cet ordre ou système ne va pas durer, je pense qu'il est temps de regarder la réalité en face et de voir si on va faire durer cette situation jusqu'à ce qu'il se produise des convulsions sociales véritablement explosives, parce que les facteurs objectifs existent. Les facteurs subjectifs, eux, c'est-à-dire l’organisation, les forces qui vont promouvoir le changement, ne sont pas si évidents, si clairs. Mais il s'est passé la même chose au moment de l'indépendance de l'Amérique latine : tous les facteurs objectifs étaient réunis, puis il a suffi d'un élément, l'occupation de l'Espagne par Napoléon pour que surgissent les groupes patriotiques, dont la constitution était d'ailleurs un geste de loyauté vis-à-vis de l'Espagne, mais tout s'est terminé par l'indépendance de ce continent.

Je fais une analyse, je ne prêche pas en faveur d'une analyse, je ne prêche pas en faveur d'une formule ou d'une autre, je fais une analyse, je réfléchis et je dis les choses telles que je les vois, je dis ce qui va se passer. Il vaudrait peut-être mieux que les changements se produisent de la façon la plus ordonnée possible, d'une façon moins traumatisante et moins sanglante. C'est tout ce que je peux dire, ce serait préférable.

Je ne suis pas l'incendiaire des explosions sociales, mais je pense à ce qui s’est passé dans d'autres pays à d'autres moments de l'histoire. En France, en 1789, la situation n'était pas très différente, la société française a explosé et ça a été une très grande explosion, une explosion sanglante.

RICARDO UTRILLA. Dans certains cas, les explosions sociales, ne vont pas dans le sens de progrès mais de la réaction.

FIDEL CASTRO. Je ne crois pas. Je crois que cette époque est dépassée. Ça ne peut se produire que dans des cas isolés.

RICARDO UTRILLA. Plus en Amérique latine, non.

FIDEL CASTRO. Dans beaucoup de pays, les militaires ont pris le pouvoir, ont instauré le fascisme, les tortures, les disparitions et ont achevé de ruiner leurs pays. Quelle est donc l'alternative ? Au Brésil, c'est la lutte du peuple qui permet l'ouverture, des dizaines de millions de personnes se mobilisent pour réclamer le suffrage direct, les partis politiques prennent une décision intelligente en s'unissant, et, bien qu'ils aient perdu la bataille au Parlement, ils l'ont gagnée au collège électoral qui avait été créé dans le but exclusif d'élire des candidats du gouvernement. Vous pouvez voir que le changement politique qui s'est produit au Brésil n'a pas été violent, mais il a été profond, et l'ouverture est sérieuse, solide.

Le peuple est entré en scène. À mon avis, il n’y a pour le moment de risques de coups d'États militaires ni en Argentine, ni en Uruguay, ni au Brésil. Il y a toujours quelques militaires, 8 ou 10 p. 100, une poignée de fous, qui parlent de coup d'État, mais la majorité d'entre eux comprennent que ce serait insensé. Bien sûr, quand il y a des conflits sociaux mais que l'économie peut tenir bon, ils sont 90 p. 100 à opter pour le coup d'État immédiatement et sont prêts à gouverner le pays. Mais ce n'est pas le cas; ces sociétés sont en crise et les militaires ne peuvent plus les gouverner. Ils n'ont plus recours à la répression, ils en ont abusé sans rien résoudre ; ils se sont usés et la situation n'a fait qu'empirer. Ils n'ont plus recours à la force que dans des pays isolés, comme en République dominicaine, où ils tirent sur les gens. Mais dans d'autres pays qui ont un poids déterminant, ils ont déjà tout essayé et il n'est pas possible de faire disparaître plus de gens, de torturer plus de gens, d'assassiner plus de gens qu'ils ne l'ont fait.

RICARDO UTRILLA. Oui, c'est le cas de l'Argentine.

FIDEL CASTRO. Il y avait à l'époque des convulsions sociales ; les militaires les ont contenues pendant un certain temps par une répression sauvage en Uru­guay, au Chili, les deux Suisse d'Amérique. Le recours aux militaires a fait son temps. Pinochet n’en a plus pour longtemps. Jamais le Chili ne s'est trouvé dans une situation aussi critique, tout le peuple est contre lui, il n'a plus peur. Comme je l'ai souvent dit, même les États-Unis ne veulent plus de Pinochet parce qu'ils ont peur d'un nouveau Nicaragua dans le cône Sud. Je crois que ce pays est le plus mûr pour une révolution sociale beaucoup plus profonde si la rébellion éclate. Les Étasuniens le savent bien et tentent de remplacer Pinochet, de le persuader de s'en aller, de le faire tomber d'une façon ou d'une autre, mais ils n'ont pas réussi parce que Pinochet est têtu, contestataire, qu'il veut avoir le dernier mot et s'accroche au pouvoir. Ce pays est un vrai volcan.

RICARDO UTRILLA. Si vous le voulez bien, co­mandante, nous allons passer à Cuba.

FIDEL CASTRO. Bien. Mais j'ai quelque chose à dire. Je vous ai parlé du Chili, un des pays où il n'y a pas d'ouverture démocratique ; cela peut se produire, mais une révolution populaire peut aussi éclater si Pinochet s'incruste ; c'est mon opinion. La situation générale revêt une grande importance d'un autre point de vue, les États-Unis doivent en tenir compte. Et, dans ce contexte, vont-ils provoquer un génocide au Nicaragua, envahir le Nicaragua ?

Je présente simplement quelques éléments d'appréciation. Il me semble que dans le monde où nous vivons, il faut être objectifs, réalistes, voir et prévoir ce qui peut arriver. À mon avis, beaucoup de gens doivent y penser. Il est sûr que les pays industrialisés et les États-Unis eux-mêmes feront tout leur possible pour que ça n'arrive pas, mais comment vont-ils s'y prendre ? Il faudrait presque un miracle ! Je veux dire un miracle de bon sens, mais ce n'est pas la règle... En général, les puissances coloniales, les puissances néocoloniales n'ont pas été capables de voir venir les événements, de les prévoir.

Après la Révolution cubaine, Kennedy a commencé à s'inquiéter. Avant la Révolution, on ne pouvait pas parler de réforme agraire, de réforme fiscale, de programme social en Amérique latine, parce que tous ceux qui en parlaient étaient accusés d'être communistes. Avec la Révolution cubaine, les États-Unis s'inquiètent pour la première fois. Les peuples de ce continent peuvent remercier la Révolution cubaine. Les États-Unis ont donc commencé à s'inquiéter. Je crois qu’après la Révolution, les pays d'Amérique latine ont été plus indépendants et ont fait l'objet de plus d'attention. Le gouvernement étasunien s'est dit qu'il allait faire des réformes, tenter quelque chose avant que d'autres révolutions n’éclatent dans le continent, et il a lancé la thèse de l'Alliance pour le Progrès, voilà maintenant vingt-quatre ans.

Combien de temps s'est-il écoulé ? Combien de nouveaux problèmes n'avons-nous pas? Et maintenant, quelle est la solution ? Les États-Unis feront-ils preuve d'assez de sagesse pour prendre la situation en main, pour faire preuve de flexibilité ? C'est difficile mais c'est possible. Que peuvent faire les pays industrialisés ? Ils peuvent assumer la dette auprès de leurs propres banques et alléger ainsi la situation.

Cependant, je pense que cela amorcerait une nouvelle étape. Il me semble qu'il s'agit d'un processus irréversible. Peut-être l'analyse rationnelle et réaliste de la situation pourrait-elle conduire à un processus ordonné, pas nécessairement violent.

Je ne fais qu'analyser la situation telle que nous la voyons. Je disais même aux Étasuniens, quand ils se demandaient quels avantages ils tireraient de la normalisation des relations avec nous : « Ce seront des avantages politiques bien plus grands pour vous que pour nous. Nous pouvons attendre tranquillement aux premières loges pour voir tout ce qui va se passer, pour suivre les événements. » Je disais que, politiquement, ça impliquait un avantage pour les États-Unis qui pourraient au moins démontrer leur capacité d'adaptation aux changements et aux réalités. En effet, je réfléchissais à l'affaire de la Grenade et je me disais que s’il arrivait la même chose, non plus dans une petite île ou au Nicaragua, ou dans de petits pays de notre région, mais au Chili, au Brésil, en Argentine ou au Pérou, s'il y avait une crise sociale profonde dans ces pays, les États-Unis seraient impuissants parce qu'on ne peut pas résoudre le problème en faisant débarquer un bataillon de parachutistes sous un prétexte quelconque, une histoire à dormir debout. S'ils ne comprennent pas ces problèmes, cela peut leur coûter cher, mais je le leur ai dit comme je le pense : vous ne pourrez pas intervenir là-bas, appliquer la recette de l’intervention. Quand il s'agit du Nicaragua ou de la Grenade, ils peuvent encore parler d'intervention et envoyer des troupes et des cuirassés, mais quand le problème surgira en Amérique du Sud, ce sera très différent.

Et pourquoi y a-t-il eu une explosion en Amérique centrale ? Parce qu'ils n'ont pas été capables de prévoir. Pourquoi n'ont-ils pas commencé alors à parler d'élections, à lutter pour des changements politiques, à se soucier du sous-développement, de la misère et de l'oppression qui règnent depuis dix ans, depuis quinze ans ? Pourquoi ne s'en sont-ils pas rendu compte avant ? En tous cas ils n'ont rien fait et maintenant ils veulent intervenir. On pourrait aussi prévoir ce qui va se passer en Amérique du Sud et décider d'aller au devant des événements. Je ne fais que dire ce que nous voyons et il faut en tirer les conclusions. Rien ne nous ferait plus plaisir que de voir les grandes puissances devenir raisonnables, prévoyantes, sensées, sages. Je crois que je ne fais de mal à personne en exposant ces problèmes.

RICARDO UTRILLA. Je me demandais, en voyant la façon dont vous exposez la situation, et il me semble que vous le faites en termes très précis, très justes : est-ce que ça n'irait pas pratiquement à l'encontre des intérêts cubains si les États-Unis, par exemple, reconnaissaient que vous avez raison dans cette analyse et tentaient de freiner le processus révolutionnaire en Amérique latine. En d'autres termes, vous donnez des conseils à quelqu'un que vous savez sourd.

FIDEL CASTRO. Ce n'est pas sans rapport avec la situation internationale, parce que ce problème est mondial et pas seulement latino-américain. Le problème de la crise économique est réel et touche les pays industrialisés et plus encore les pays du Tiers-monde.

Tant aux Non-alignés qu'aux Nations unies et partout où nous en avons l'occasion, nous affirmons que les problèmes du Tiers-monde doivent être résolus de toute urgence. Les Européens savent ce qui se passe en Afrique avec la sécheresse, qu'il y a des millions de gens qui meurent. Avant, ils mouraient aussi, mais personne n'était au courant.

RICARDO UTRILLA. Mais il n'y a pas de foyers révolutionnaires.

FIDEL CASTRO. Je disais qu'avant, en Afrique, les gens mouraient de faim et personne n'était au courant, mais maintenant le monde entier le voit à la télévision. Il y a eu bien sûr des changements révolutionnaires dans plusieurs pays d'Afrique. Que s'est-il passé en Haute-Volta, en Éthiopie, au Ghana ? La situation économique et sociale a conduit à des changements de nature révolutionnaire, mais on ne peut pas qualifier la situation au niveau global d'explosive. L'Afrique a un niveau de développement économique, social et culturel inférieur à celui de l'Amérique latine ; la classe ouvrière, le secteur paysan, l'élite culturelle y sont moins développés ; elle n'a pas de classe moyenne importante, elle n'a pas, comme l'Amérique latine, un nombre relativement élevé de médecins, d'économistes, de professeurs, d'avocats, d'ingénieurs, d'architectes, des millions d'étudiants. L'Afrique en est à une autre étape de développement, ses peuples son victimes des conséquences du sous-développement, de la crise économique et des calamités naturelles. Il peut s'y produire des changements, mais ils n'ont pas la même ampleur, pas la même répercussion mondiale que ceux qui ont lieu en Amérique latine.

En ce qui concerne la situation mondiale, nous devons tenir compte également du danger de guerre, de la course aux armements. Pour résoudre les problèmes dont nous parlons, certains points de vue, certaines idées bizarres doivent être abandonnées. L'idée de la supériorité militaire, de la guerre des étoiles, des énormes dépenses militaires et de la course aux armements effrénée est incompatible avec la solution des graves problèmes économiques et sociaux du monde. Je crois qu'il faudrait rechercher la paix, la détente internationale, la coexistence et même la coopération entre tous les pays. Il est aussi indispensable d'éviter une guerre que d'entreprendre des changements sociaux.

Tout est lié. Il me semble que la situation exige un changement de points de vue de la part de beaucoup de pays, des pays capitalistes industrialisés. Les États-Unis, en particulier, doivent adopter une position plus réaliste. C'est ce qu'ils ont fait vis-à-vis de la Chine. Il y a vingt ans, ils parlaient de péril jaune, de péril rouge, de périls de toutes les couleurs ; maintenant, ils commercent avec la Chine et y font des investissements de toute sorte. Ils préfèrent même une Chine où l'ordre règne plus ou moins, ou il existe une justice sociale, à une Chine féodale, à une Chine affamée. Imaginez un peu si en plus de l'Afrique il y avait maintenant la Chine d'autrefois avec ses centaines de millions d'affamés.

Cependant, la révolution chinoise a créé des conditions différentes. Les États-Unis sont maintenant ravis de leurs relations avec la Chine. Ils ont retenu la leçon là-bas. Pourquoi pas ici ? Ce que j'expliquais à propos de l'Amérique latine s'insère dans une analyse plus globale des problèmes du monde, de la paix et de la guerre, de la course aux armements, du développement. Je pense même que les problèmes du développement ne peuvent être résolus qu'avec la coopération de toute la communauté internationale, pays socialistes et pays capitalistes. La paix ne résout pas à elle seule les problèmes du sous-développement, C'est dans une perspective de paix mondiale qu'ils pourront être résolus, et cette paix ne doit pas seulement consister à ne plus fabriquer d'armes nucléaires ou à réduire les stocks, à ne plus penser aux projets de guerre spatiale, elle doit aussi se traduire par une volonté réelle de sortir de la pauvreté des milliards d'êtres humains, en employant des ressources qui sont aujourd'hui consacrées aux dépenses militaires, contre toute logique.

Une analyse objective de la situation peut peut-être aider les puissances industrielles, même les États-Unis s'ils sont capables d'être réalistes, à chercher de nouvelles méthodes, de nouvelles formules qui, à mon avis, sont possibles et applicables. Quant à notre région, on pourrait appliquer strictement le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'autres pays, que nous sommes prêts à respecter absolument : pas d’ingérence malgré notre sympathie pour les mouvements révolutionnaires, pas d'ingérence, ni des États-Unis, ni de Cuba ; que chaque pays décide en toute responsabilité de son système politique et économique ; que personne ne tente de promouvoir un nouveau système social de l'extérieur ou de maintenir un ordre social injuste.

RICARDO UTRILLA. Ne pas s'opposer à la révolution parce qu'elle est inévitable.

FIDEL CASTRO. Au Chili, les États-Unis et la CIA ont dépensé des millions de dollars, ont organisé des manifestations de rues, ont conspiré, ont porté Pinochet au pouvoir, et il y est toujours. Ont-ils arrangé quelque chose ? Les États-Unis sont-ils tout à fait étrangers au coup d'État qui a eu lieu au Brésil en 1964 ? Tout le monde ne sait-il pas qui a encouragé le coup d’État contre Goulart ? Les États-Unis ne sont pas étrangers à ces coups d'État et à ces formules militaires, et en ce qui concerne la torture et les méthodes de répression, ils les ont mises à l'essai au Vietnam et les ont enseignées. Leurs conseillers et leurs écoles d'entraînement ont été les professeurs et l'université des tortionnaires et des sbires de toute l'Amérique latine.

Maintenant les États-Unis mettent au point deux grandes formes d'ingérence dans nos pays. En El Salvador, ils tentent de trouver une technique permettant d'écraser un mouvement révolutionnaire qui applique les tactiques de la guerre irrégulière, et au Nicaragua une technique pour renverser une révolution par la guerre irrégulière. En El Salvador ils essaient de vaincre les guérilleros révolutionnaires et au Nicaragua ils pratiquent une science différente  ils essaient de renverser un gouvernement révolutionnaire par l'action de guérillas mercenaires. Ils utilisent toutes les techniques dans un sens et dans l'autre. Ils ont déjà une certaine expérience en matière d'intervention directe ou indirecte en Amérique centrale, au Brésil, au Chili, en Argentine et en Uruguay. Mais ont-ils résolu quelque chose ? Pourquoi ne pas laisser les processus politiques et sociaux des peuples d'Amérique latine suivre leur cours ?

Je ne donne pas de conseils, je ne fais qu'analyser, raisonner. Les États-Unis pourraient faire preuve d'une certaine capacité à prévoir les événements; mais s'ils ne le font pas, je sais ce qui va se passer, je n'ai pas le moindre doute à ce sujet.

Si vous parlez avec les Latino-Américains, comme je vous l'expliquais, vous ne trouverez presque plus de conservateurs. Vous remarquerez parfois qu'il n'y a pas beaucoup de différence entre ce que je dis et ce que dit un conservateur quand il affirme que tel principe, telle libre concurrence, telle levée de barrières douanières, telle formule mettant l'industrie nationale en concurrence avec l'industrie étrangère pour produire des biens le consommation interne ont ruiné le pays. Ils ne veulent plus entendre parler de ces théories économiques, plus jamais.

Le libre-échange aussi a coûté très cher aux économies latino-américaines. Je connais des cas de gens qui demandaient un prêt en monnaie nationale, le changeaient en dollars, déposaient les dollars aux États-Unis pour gagner des intérêts et, en quelques mois, remboursaient la dette avec la moitié de leurs dollars. Beaucoup de gens ont perdu la foi dans les mécanismes classiques et traditionnels.

J'observe quelque chose de nouveau chez les femmes, les médecins, les intellectuels d'Amérique latine qui sont venus récemment à Cuba pour divers motifs. Il y a chez eux quelque chose de très fort qu'on n'observait pas auparavant. L’année dernière, j'ai rencontré des centaines de cinéastes, de producteurs, d'artistes latino-américains. Ils doivent concurrencer les circuits étasuniens. Ils font des films excellents mais ne peuvent pas couvrir leurs frais parce que les transnationales étasuniennes contrôlent tout. On ne peut pas s'imaginer l’irritation de tous ces gens qui appartiennent aux secteurs et aux couches sociales les plus divers. Nous sommes en présence d'un continent en pleine effervescence ; l'avenir appartient aux peuples de ce continent. L'Europe est usée et je parle sérieusement. L'Europe n'ira pas beaucoup plus loin, elle est épuisée politiquement et intellectuellement; elle est usée, la société de consommation se paie. Ce continent a un contenu très varié, des valeurs très variées ; il y a beaucoup de choses en commun, à tel point qu'il existe un puissant mouvement de cinéastes, d'écrivains, d'intellectuels latino-américains et caribéens à l'intérieur du continent qu'on ne trouve ni en Europe ni ailleurs.

RICARDO UTRILLA. C'est une unité culturelle.

FIDEL CASTRO. Oui, et l'avenir n'appartient pas à l'Europe, il appartient à l'Amérique latine, il y a d'énormes potentialités à développer, une richesse intellectuelle et humaine infinie, un défi à relever, un avenir à conquérir. L'Europe n'a plus grand-chose à nous apprendre. L'Europe a toujours prétendu être la tutrice spirituelle de l'Amérique latine, c'est ce que prétendent tous ces pays, y compris l'Espagne, ils nous regardent comme d'anciennes colonies auxquelles ils ont beaucoup à apprendre, mais en réalité les rôles ont commencé à s'inverser.

RICARDO UTRILLA. Comandante, je ne voudrais pas abuser de votre temps. Si vous le voulez bien, nous allons passer à Cuba.

FIDEL CASTRO. D'accord.

RICARDO UTRILLA. Il me paraît évident qu'il règne un certain climat de détente avec les États-Unis. Pensez-vous que ces premiers signes vont aller en s'affirmant ou que le niveau atteint ne sera pas dépassé pendant longtemps ?

FIDEL CASTRO. Il y a eu un fait positif, constructif, à savoir l'accord sur la migration. La preuve a été faite que des problèmes difficiles, complexes peuvent être résolus si on les aborde avec souplesse, sérieux et respect, comme ç’a été le cas, en dépit de quelques incidents qui ont retardé le processus, non pas par notre faute, mais par la faute des États-Unis, un important problème a été résolu. C'est le premier fait de ce genre qui a eu lieu après la réélection de Reagan. Ils avaient parlé à plusieurs reprises de leur volonté de renvoyer un certain nombre de personnes considérées sujettes à exclusion, parmi celles qui étaient parties aux États-Unis par Mariel. Nous avons répondu que nous étions disposés à discuter ce problème dans le cadre des questions migratoires entre les deux pays, qui étaient à l'origine de nombreux problèmes.

Quand, en avril dernier, ils ont accepté de discuter la question dans ce cadre, nous avons pensé qu'il s'agissait d'une position électorale, nous ne pensions pas qu'il s'agissait de quelque chose de très sérieux. De plus, nous ne voulions pas que cette affaire soit exploitée dans le cadre de la campagne électorale. C'est pourquoi nous avons proposé d'en discuter après les élections. En juin, lors de sa visite à Cuba, Jackson a posé le problème. Nous avons dit : nous sommes disposés à discuter si les deux partis sont d'accord, mais nous ne voulons pas que cela devienne un argument électoral. Ils ont été d’accord et les conversations ont démarré ; le processus a été interrompu à la suite du vol sur Cuba d'un avion espion, cela a déjà été expliqué, vous le trouverez dans l'interview au Washington Post. Les conversations ont repris un peu plus tard. Il est intéressant qu'ils aient voulu poursuivre ces discussions. La position adoptée par les deux parties a été souple, et c'est ainsi que grâce au dialogue, un point qui paraissait difficile à résoudre a pu être résolu. Peut-être pensaient-ils que nous n'oserions pas recevoir ici des gens qui avaient quitté le pays parce qu'ils savent le mépris de la population à leur égard. Les questions migratoires ont été réglées.

Il y a eu un autre fait d'ordre général que je juge positif : après les élections, Reagan a prononcé un discours plutôt pacifique, et la rencontre de Genève a été décidée.

Nous constatons que les États-Unis cherchent une formule politique pour régler les problèmes de l'Afrique australe, il y a leur dialogue avec l'Angola, autant de symptômes qui semblent refléter plus de réalisme dans la politique des États-Unis.

Je suis convaincu que la politique internationale des États-Unis n'est pas totalement définie ; il me semble relever des contradictions, comme le fait d'engager le dialogue d'un côté, tout en insistant sur le programme des armes spatiales, des missiles MX, des bombardiers B-1, de l'autre.

Ceci dit, vous remarquez que devant le Congrès tout le monde affirme qu'il est nécessaire d'approuver les budgets de ces programmes pour avoir plus de poids dans les négociations.

A l'heure actuelle, il est absolument impossible de savoir de façon certaine si ces programmes sont des feintes tactiques ou s'il existe vraiment une volonté de les mener à bien. Si ces programmes sont mis en œuvre, il n'y aura pas de détente ; il y aura une course aux armements colossale, catastrophique pour l'économie du monde entier et la paix courra les plus grands dangers. C'est clair. Mais on ne peut vraiment pas savoir si on a affaire à une véritable volonté de négocier ou à une tactique, on ne peut pas savoir si les visées de domination militaire ne l'emportent pas sur la volonté de négociation. On observe aux États-Unis des forces qui poussent dans un sens ou dans l'autre. Il y a aussi le problème du Nicaragua. Que se passe-t-il avec le Nicaragua ? On insiste beaucoup sur les plans d'agression, les crédits destinés aux bandes contre-révolutionnaires. On voit clairement, j'en suis convaincu, qu'il n'y a pas encore une volonté de règlement politique, que l'espoir de liquider la révolution demeure. Autrement dit, il n'y a encore aucune sécurité ; à mon avis, malgré des symptômes positifs, il y a encore des obstacles.

La possibilité d'améliorer les relations entre les États-Unis et Cuba ne peut être conçue que dans le cadre d'une politique plus réaliste de paix de la part des États-Unis. Nous ne pouvons pas vivre isolés dans une tour d'ivoire. Si les États-Unis s'en tiennent à une politique interventionniste en Amérique centrale, s'ils persistent à vouloir intervenir au Nicaragua, s'ils s'en tiennent à une politique belliciste au niveau mondial, il est pour ainsi dire utopique d'envisager une amélioration des relations entre Cuba et les États-Unis. Cette amélioration n'est concevable que s'il existe une amélioration des relations internationales et nous avons déclaré que nous étions disposés à collaborer aux règlements politiques partout où ce serait possible, aussi bien en Afrique australe que dans les Caraïbes ou en Amérique latine. Nous ne sommes pas un facteur décisif pour certains problèmes, mais nous pouvons collaborer à la recherche des solutions. C’est ce que nous avons proposé aux ministres des Affaires étrangères du Groupe de Contadora. Lorsque nous prenons position, nous ne nous contentons pas d'affirmer. Par exemple, nous soutenons le Groupe de Contadora mais nous disons que nous soutenons Contadora pour telle, telle ou telle raison. Nous ne voyons pas seulement dans Contadora l'avantage que peuvent en tirer l'Amérique centrale, le Nicaragua, la région des Caraïbes, nous pensons également à l'influence de ces événements sur la situation internationale. Une solution, où qu’elle surgisse, favorise toujours une autre solution dans un autre endroit du monde.

Je pense que tout ce qui contribue à aiguiser les tensions en un point contribue à aiguiser les tensions ailleurs ; tout ce qui améliore les relations dans une région contribue à améliorer la situation dans une autre partie du monde. Je veux supposer que les États-Unis en viennent à une position réaliste. Ce gouvernement a d'ailleurs de l'autorité, il a obtenu une large majorité aux élections et il peut affronter des situations complexes. Souvent aux États-Unis, lorsque le gouvernement n'a pas beaucoup d'autorité pendant la première période, il n'est pas en mesure de mener à bien une politique conséquente, mais il peut le faire dans la deuxième période. Les problèmes sont si complexes aux États-Unis et ailleurs que si le président n'a pas une forte autorité, il lui est difficile d'appliquer une politique comme celle dont nous parlions, une politique de paix. Reagan ne court pas non plus le risque d'être soupçonné de communisme ou de quelque chose d'approchant. Il peut donc le faire.

Je pense de plus que cette politique serait une bonne chose pour les États-Unis, pour leur économie, pas seulement pour le reste du monde. Ce sont là les bases, je ne parle pas ici des problèmes de bonne volonté. Je constate une inquiétude croissante aux États-Unis pour tout ce qui concerne les problèmes économiques, le déficit budgétaire, le déficit de la balance commerciale, les problèmes et les risques encourus par l'économie, qui sont réels, et qu'on ne peut pas ne pas voir ; si le gouvernement veut s'atteler à ces problèmes, il ne peut pas pratiquer une politique aventuriste à l'extérieur.

Comme aux États-Unis on a tendance à tout confondre et à se tromper sur tout, il y en a qui disent : « Non, que Cuba donne des preuves, nous voulons des actes, pas des paroles. » Nous n'avons pas de preuves à donner, sur rien, parce que nous ne sommes pas impatients, nous ne sommes pas pressés d'améliorer nos relations. Nous ne faisons qu'exposer une politique de principe lorsque nous disons ça, car nous croyons que c'est une contribution à la paix. Ceux qui doivent appliquer ce principe : « Des actes et non des paroles », ce sont eux, parce qu'ils ont dit : « Nous soutenons Con­tadora, nous appuyons Contadora », ils l'ont dit cent fois, et lorsque le moment est venu d'appuyer Contadora, ils n'ont pas appuyé Contadora, ils ont saboté l'Acte de Contadora. Ce que l'on veut de Cuba ce ne sont pas précisément des actes, parce que Cuba est un petit pays et ce qu’elle fait n'est pas déterminant ; par contre les États-Unis sont un grand pays et ce qu'ils font en Amérique centrale et dans de nombreuses parties du monde est déterminant. C'est aux États-Unis qu'on doit demander des actes et non des paroles.

Je crois que nos paroles sont des actes, parce que nos paroles coïncident avec nos actes et que nos actes coïncideront toujours avec nos paroles. En outre, nous n'avons jamais eu recours à la démagogie et au mensonge, nous n'avons jamais pratiqué ce genre de méthode. Eux par contre y ont eu recours ; ils ont, hélas, très souvent recours au mensonge, ils se trompent souvent, mais très souvent, aussi ils recourent délibérément au mensonge ; ils viennent même de publier un « Livre blanc » pour justifier les crédits qu'ils demandent au Congrès pour financer la sale guerre du Nicaragua, un tissu de mensonges. Récemment, ils ont publié un document sur la situation des droits de l'homme et ils lancent, sans pudeur aucune, les mensonges les plus grossiers et les plus cyniques à propos de Cuba. Ils cultivent le mensonge. Ce n'est pas qu'ils se trompent, mais c'est qu'ils utilisent systématiquement le mensonge comme instrument politique. Cuba ne l'a jamais fait.

MARISOL MARIN. En dehors du fait que les États-Unis ont accepté de discuter et de signer l’accord sur l’immigration, ne voyez-vous pas un symptôme positif dans le fait qu'ils n'aient pas encore mis en marche Radio Martí après avoir fait tant et tant de publicité ?

FIDEL CASTRO. Radio Martí, c'est leur problème, ce n'est pas le nôtre. Ce sont eux qui ont inventé Radio Martí, pas nous, ce n'est pas notre problème

MARISOL MARIN. Mais ils semblent ne pas vouloir mettre leur projet à exécution.

FIDEL CASTRO. Il est ridicule, à ce niveau, avec tous les problèmes que connaît cette région, les problèmes de l'Amérique latine, les problèmes du monde, il est souverainement stupide de gaspiller de l’argent dans cette station de radio. Mais ça ne nous regarde pas. Quant à Radio Martí, nous ne nous en faisons pas pour ça, ils en ont parlé, ils l'ont annoncée, ont dit et répété qu'elle verrait le jour. Il y a aussi beaucoup de pressions, les éléments les plus réactionnaires font pression sur le gouvernement pour qu'il commence les émissions. Il me semble que le gouvernement craint d'utiliser Radio Martí, comme s'il se rendait compte que c'est une idiotie, une absurdité sans nom, car la situation de ce continent n'est pas vraiment telle qu'on puisse perdre son temps et son argent à débiter des âneries et à lancer des provocations contre Cuba.

RICARDO UTRILLA. Comandante, je voulais vous poser une question presque philosophique. Ne craignez-vous pas qu'un rapprochement progressif entre Cuba et les États-Unis ne ternisse un peu la flamme révolutionnaire cubaine, du fait que l'antiaméricanisme en a été un des éléments clé ?

FIDEL CASTRO. Réellement, cela ne me pose aucun problème, car notre peuple a acquis une conscience qui n'est pas du chauvinisme, ni du nationalisme extrémiste, ni de la haine pour les autres peuples ou pour le peuple des États-Unis. Non, non, je crois que le ciment qui unit notre peuple, qui donne sa vigueur notre Révolution, ce sont les idées, les valeurs morales, les valeurs politiques ; c'est ça que la Révolution a semé dans notre peuple. Nous ne sommes pas du tout un peuple de fanatiques. Le fascisme se fonde sur le fanatisme, le nationalisme, l'idée de supériorité raciale, la xénophobie, mais ça n'a jamais fait partie de notre arsenal politique. Oui, nous avons lutté, nous mous sommes défendus, et je crois que nous nous sommes bien défendus, personne ne pourra dire le contraire, et nous l'avons fait pour notre compte, le travail politique que nous avons accompli a été notre travail politique, celui de notre peuple, de notre Parti, et il a démontré son efficacité. Comme vous le savez, il n'y a pas de culte de la personnalité, pas de déification des dirigeants politiques. Ici, vous ne rencontrerez nulle part une rue qui porte mon nom, ou une école, ou une statue, ou une photo dans un lieu public ; si quelqu'un a ma photo, c'est parce que cette personne l’a voulu, de sa propre initiative ; elle a choisi n'importe laquelle ; ici, on n'a jamais publié mon portrait pour le faire suspendre dans les lieux publics. Nous ne connaissons pas le caudillisme, ni le culte de la personnalité. Les États-Unis pensent que je suis un caudillo ; pas seulement les États-Unis ; Cebrian, directeur d'El País, pense aussi que je suis un caudillo, bien qu'il semble être une personne sensée. Ici, ce n'est pas une seule personne qui prend les décisions ; il y a de solides institutions de l'État, politiques, et une direction collective. Comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises, mon principal droit c'est de parler et d'exposer mes points de vue.

RICARDO UTRILLA. N'avez-vous jamais été tenté ou conçu le projet de démissionner ?

FIDEL CASTRO. Non. Je n'ai jamais eu l'intention de démissionner parce que je n'ai pas non plus cherché les responsabilités. Pour moi, il s'agit d'un travail comme un autre : médecin, architecte, ingénieur, ouvrier ; c'est mon travail et je l'accomplirai tant que je me sentirai utile ; j'ai certainement plus d'expérience aujour­d'hui qu'au début. Il ne serait pas avantageux en ce moment de chercher quelqu'un d'autre ayant moins d'expérience ; j'ai fait mon apprentissage, comme tout le monde d'ailleurs.

Mais cela ne m'inquiète pas non plus, et il ne me semble pas essentiel que ce soit moi qui assume cette fonction, je suis absolument convaincu qu'il y a beaucoup de jeunes, toute une nouvelle génération parfaitement préparée qui est en train de surgir, et qu'il suffirait d'assigner cette tâche à quelqu'un pour qu'il s'en acquitte parfaitement. Ça, je l'ai souvent constaté, pendant la guerre par exemple, où il y avait beaucoup de compagnons dans la troupe, le peloton ou l'escadre à qui il fallait parfois imposer la discipline, demander davantage de rigueur; quand ils savaient qu'il y avait quelqu'un pour s'occuper de tout, ils ne se faisaient pas beaucoup de souci ; mais lorsqu'on leur confiait la mission de commander une colonne ou un front, ils s'en acquittaient méticuleusement car c'étaient d'excellents chefs, très disciplinés. Pour qu'il y ait un chef, il suffit de nommer quelqu'un réunissant des conditions déterminées et ses facultés se développent tout de suite. J'ai ma philosophie, je sais qu'il y a beaucoup de gens capables, je sais que la valeur des individus et de n'importe quel homme est relative. Je suis tranquille car je sais qu'il y en a d'autres qui peuvent me remplacer.

En outre, la direction est collective. Ici, je le répète, les décisions ne sont pas personnelles, il existe même tout un système pour nommer les cadres. Ce n'est pas que je dise qu'un tel est meilleur, que je prenne la décision et qu'il soit nommé, comme le font tant d'autres gouvernements ; nous n'employons pas cette méthode, nous avons tout un système pour examiner, évaluer, choisir selon des mécanismes déterminés, sur la base du dossier ; quelqu'un peut avoir une opinion et un autre une opinion différente, il peut y avoir deux ou trois opinions différentes ; je peux penser qu'un tel est meilleur parce que je le connais davantage, mais un autre connaît davantage un deuxième ; au bout du compte on choisira le troisième et pas celui pour lequel j'avais une préférence. Autrement dit, nous essayons tous d'être objectifs. Au sein du Parti comme au sein du gouvernement, je ne fais qu'exposer mes points de vue, mes idées, mes critères. Rien n'est plus éloigné de la formule autocratique ; rien n'est plus éloigné du caudillisme ; il n'y a pas de caudillisme ici.

RICARDO UTRILLA. Pas de : « C'est moi qui commande ».

FIDEL CASTRO. Ça ne se passe pas comme pour d'autres gouvernements. Prenez l'exemple de l'Espagne. Franco était une personnalité et un caudillo, au point qu'on l'appelait carrément « le caudillo », et à sa mort, il n'est rien resté de cette politique. Il est peut-être resté son œuvre, le développement industriel atteint par l'Espagne pendant cette période, mais le mouvement politique a disparu. Notre mouvement révolutionnaire n'est pas lié à une personne, mais à un peuple, aux masses, à la conscience et aux institutions; notre mouvement demeure, et indéfiniment, je suis tranquille, je sais qu'il ne mourra pas avec moi.

RICARDO UTRILLA. Y a-t-il un mécanisme prévu pour vous remplacer ?

FIDEL CASTRO. Bon, il y a un second secrétaire du Parti.

RICARDO UTRILLA. Qui occuperait automatiquement votre place...

FIDEL CASTRO. En tout cas dans l'immédiat, oui, parce qu'il est élu par le Parti, par le Comité central, par le Bureau politique, et il me semble qu'il doit toujours y avoir un deuxième ou un troisième homme, si possible, ou au moins un deuxième pour assurer la continuité. Ce sont bien sûr des décisions qui incombent au Parti. Elles ne sont pas pour autant arbitraires. Ici, les compañeros ont des responsabilités parce qu'ils ont du prestige, une histoire, des capacités reconnues. Il est possible que la présence d'un cadre central empêche un peu de voir les qualités potentielles des autres, mais quand celui-ci s'en va, un autre le remplace parfaitement ; c'est une espèce de loi, je m'en suis rendu compte en cours de route. Il y a des organisations qui ont perdu leur chef, et quelques jours après il en est venu un autre qui s'est parfaitement acquitté de cette tâche. Tenez, la Révolution nicaraguayenne, par exemple, a commencé avec Carlos Fonseca, il est mort et d'autres dirigeants ont poursuivi la lutte et ont triomphé.

Je crois dans la direction collective et, d'autre part, je ne crois pas que ce sont les individus, les personnalités qui font l'histoire. Je suis conscient de ce qu'a été mon rôle, et il a été à un moment donné – j'en suis conscient – très important, car quand il n'y a personne et que c'est un petit groupe qui commence, l'idée de quelques-uns ou d'un seul peut être d'une grande valeur. A l'heure actuelle, l'idée n'appartient pas seulement à une personne qui pense d'une façon mais à des millions de personnes et des dizaines de milliers de cadres qui pensent de la même façon.

Quand je dis ces choses-là, quand je publie une interview de ce genre, comme celle de l'autre jour, ou celle que j'ai donnée à la télévision et que nous allons publier, nous transmettons ces points de vue à tout le peuple, parce qu'il ne s'agit pas que je dise une chose devant les journalistes et une autre au Comité central ou au peuple  tout ce dont je parle avec une délégation étasunienne, – il se peut que ce ne soit pas publié pour une question de politesse, car nous ne cherchons pas la publicité – tout ce dont je parle avec tout le monde peut être publié, et je ne crains pas qu'une chose que j'ai dite, que ce soit à des négociations diplomatiques, commerciales ou ailleurs, ne soit pas publiable.

Il existe une conscience, pour ma tranquillité, il y a parmi nous des millions de personnes qui pensent. Au début, nous étions quelques-uns à avoir des mérites parmi beaucoup d'autres qui avaient eu une participation moins importante dans les événements. Ceux qui nous remplaceront seront des personnes ayant beaucoup de mérites parmi des gens de mérite. L'autorité que nous avons est un peu historique, et les autres recevront la leur des institutions. Bien sûr, ils ont leur autorité, leur mérite, leur prestige, mais lorsqu'on dira: ce compañero est élu pour occuper tel ou tel poste c'est fondamentalement le Parti qui lui aura conféré cette autorité.

RICARDO UTRILLA. « Les hommes meurent, le Parti est immortel. »

FIDEL CASTRO. Oui, j'ai dit ça. Et c'est vrai, j'ai ma philosophie sur la valeur relative des hommes et l'importance relative des postes; et je me rappelle toujours une pensée de Martí qui, parmi tant d'autres idées merveilleuses, m'a beaucoup plu : « Toute la gloire du monde tient dans un grain de maïs ». Il y a des leaders qui se croient éternels et peut-être même irremplaçables tant qu'ils vivent au milieu des honneurs, et ils ne se rendent pas compte qu'il ne faut que quelques années pour qu'ils soient complètement oubliés. On en parle de temps en temps pour leur anniversaire, on parle de leur action, beaucoup pour les uns, moins pour les autres, de nouveaux leaders surgissent et se mettent à la tâche. J'ai vu bien des changements à la direction des gouvernements au cours de ces vingt-six années de Révolution; les uns sont morts et les autres ont été remplacés. Mao Tsé-toung est mort, c'était un dieu de son vivant, d'autres l'ont remplacé et l'ont même sévèrement critiqué. Ho Chi Minh est mort, une grande personnalité dont on se souviendra longtemps, comme on en souvient aujourd'hui de Lénine. Mais d'autres ont continué l'œuvre d’Ho Chi Minh, le Vietnam a poursuivi sa lutte et a triomphé. Ho Chi Minh a dit dans son testament : « Un jour le Sud sera libre, notre patrie sera réunifiée et indépendante ». Il est mort tranquille, sûr de la victoire de son peuple. Perdure surtout le souvenir des hommes qui se sont oubliés eux-mêmes pour servir leur cause.

Je pense qu'il y aura à l'avenir des gens mieux préparés que nous pour assumer les responsabilités. Peut-être n'auront-ils pas l'expérience que nous avons accumulée pendant toutes ces années, mais ce seront des gens en général mieux préparés, avec des cadres plus expérimentés sur lesquels s'appuyer. Notre pays a traversé les étapes les plus difficiles quand il ne comptait que quelques économistes, intellectuels, professionnels, ingénieurs et médecins, car beaucoup ont abandonné le pays. La Révolution a formé des masses, des vagues de techniciens, mieux préparés. Ceux qui viendront plus tard auront aussi leurs problèmes – nous en avons tous – mais ils auront des ressources humaines et même des ressources économiques dont nous ne pouvions même pas rêver lorsque nous avons commencé.

Voilà ce que je peux vous dire de mon rôle, je n'ai jamais eu l'intention de démissionner. Si vous magnifiez ce que vous faites, cela finit par vous paraître si important que le monde va s'écrouler si vous démissionnez, mais si vous, vous n'y pensez même pas, si vous avez l'impression de faire votre travail comme n'importe qui, un autre viendra et les choses suivront leur cours.

Nous étions en train de parler des États-Unis lorsque vous m'avez posé cette question. Ce thème est-il épuisé ?

Je disais que les États-Unis ont l'habitude des phrases, des mots, d'un langage impérial, qu'ils ont une façon impériale de s'exprimer. Qui a dit aux États-Unis que nous sommes impatients, que nous les implorons de rétablir leurs relations avec nous ? Je suis convaincu qu'ils y ont plus intérêt que nous, absolument convaincu. Nous exposons nos points de vue parce que c'est la politique qui nous paraît correcte ; c’est, disons, un devoir, une question de principe, mais certains commencent à en tirer des conclusions erronées. On dit que Cuba a des problèmes économiques, on parle des devises, d'une année tendue, et on part dans les élucubrations les plus invraisemblables. Ils ignorent que nous sommes plus tranquilles que jamais, parce que nous sommes plus forts que jamais sur le plan militaire et sur le plan politique ; en outre, notre économie est de plus en plus efficiente et pour ce qui est du développement économique, notre chemin est plus clair que jamais. Notre Révolution a mûri, de même que nos cadres, nos dirigeants. Notre santé militaire, politique et économique n'a jamais été aussi bonne.

MARISOL MARIN. L'autre jour, cependant, en lisant un document publié par Granma sur le travail politique et idéologique dans la défense, il m'a semblé comprendre qu'il fallait se préparer à la détente, se préparer à la détente dans le domaine des idées, c'est-à-dire à une influence culturelle prévisible des États-Unis, plus importante que celle qui se fait sentir à l'heure actuelle.

FIDEL CASTRO. Vous nous croyez plus avisés, plus habiles, plus rapides que nous ne le sommes. Nous ne sommes malheureusement pas capables de préparer des documents d'un jour à l'autre. Il y a longtemps que l'on travaillait à ce document qui n'a rien à voir avec ce dont nous sommes en train de parler ici. Je te dirai qu'il a été discuté il y a plusieurs semaines, approuvé et tout récemment publié, presque mécaniquement. Je te le dis, Marisol, pour que tu y voies plus clair. Ce document n'est nullement associé à de tels propos. Je considère que nous n'avons rien de mieux à faire qu'à donner les explications que j'ai données moi-même dans mon discours aux étudiants, dans celui que j'ai consacré à l'énergie, dans celui de l'Assemblée nationale, dans celui où j'ai expliqué le contenu de l'accord avec les États-Unis, dans les interviews qui m'ont été faites par la presse et qui ont été publiées. Nous ne faisons transmettre immédiatement aux masses toutes les idées, rapidement, sans perte de temps. Le document, ce n’est pas mon style, je préfère m'adresser au peuple et lui expliquer exhaustivement une idée. Les gens ont confiance parce qu'ils savent qu'on ne leur dit pas de mensonges, ils nous font confiance parce qu'ils savent que nous sommes tranquilles, plus tranquilles que jamais, et que nous disons la vérité. Tous ces discours ont été abondamment commentés. Chacun sait maintenant ce que nous pensons, chacun comprend le sens de ce que nous faisons. On sait aussi que nous ne sommes pas pressés, que nous n'avons pas besoin de relations avec les États-Unis. Nous sommes l'un des rares pays du monde qui, à l'heure actuelle, peut dire ce qu'il fera en 1990, en 1995 et en l'an 2000, combien il aura d'instituteurs, de médecins, de quelle qualité, de quel niveau, combien nous allons produire, sans compter le moins du monde sur les États-Unis. C’est merveilleux de n'avoir pas à compter sur les États-Unis.

RICARDO UTRILLA. Mais vous comptez sur l’Union soviétique.

FIDEL CASTRO. Oui, mais il vaut mieux compter sur l'Union soviétique, parce qu'avec elle on peut discuter, lui faire des propositions, parce que sa politique n’est pas régie par l'égoïsme national. Les États-Unis partent toujours des cours inégaux que le système économique mondial a imposés aux produits des pays sous-développés, qui ont des dettes avec les banques privées, le gouvernement n'ayant souvent rien à voir avec ces dettes. Si vous discutez un problème économique avec un pays socialiste, le gouvernement peut très bien prendre une décision, vous concéder un différé d’amortissement, réduire les intérêts et même vous accorder un délai de grâce de dix ans, vingt ans, sans intérêts, ce qui est pratiquement ce que nous proposons pour les Latino-Américains. Ce sont des choses qu’on consulte, qu’on discute et qu'on règle avec les gouvernements, pas avec cinq cents banquiers. Lorsque nous avons annulé la dette des Nicaraguayens pour la construction de la nouvelle sucrerie, ce n'est pas une banque privée qui a pris la décision mais l'État cubain; une banque n'aurait pas pu faire une chose pareille. L’État cubain en assume la responsabilité, il sait sur quelles ressources il peut compter pour prendre sa décision.

Avec les pays socialistes il est plus facile de discuter les problèmes économiques, les plans prospectifs, les accords, les prix, parce que leur système n'est pas inspiré de l'égoïsme impitoyable du capitalisme, et en ce qui nous concerne, les choses se sont passées au mieux avec les pays socialistes : nous posons nos problèmes, nous les raisonnons, nous gardons des positions de principes. Nos relations reposent sur une doctrine et une pensée révolutionnaire. Les capitalistes ne se basent sur aucune doctrine : « j'y gagne ou j'y perds » dans cette affaire ; « je vends plus cher et j'achète moins cher », c'est tout. Avec les pays socialistes nous avons bien plus de possibilités de discuter et de parvenir à des accords satisfaisants. Les questions sont analysées, certains pays ont plus de ressources et peuvent faire davantage, ils peuvent concéder davantage de crédits, fournir davantage d'un produit déterminé. Les situations particulières sont prises en considération. Notre commerce avec le Vietnam s'établit sur la base des cours du marché mondial ; avec le Vietnam et la Mongolie, les relations ne sont pas les mêmes qu'avec les pays plus développés. Avec la Chine, nos relations ne sont pas non plus les mêmes qu'avec les pays socialistes d'Europe : le commerce avec la Chine s'opère sur la base des cours du marché mondial ; ils achètent nos produits aux cours du marché mondial, qui sont d'ailleurs très bas.

L'URSS est le pays le plus développé, le plus riche ; ensuite viennent la RDA, la Tchécoslovaquie ; nous avons tous de bonnes relations, un commerce plus ou moins important selon les besoins et les possibilités, et tout fonctionne très bien, jamais on ne nous a mis de conditions politiques, jamais. Même à des moments où les relations étaient tendues – c'est arrivé – jamais il n'y a eu le moindre semblant de pression à travers les relations économiques.

Les livraisons de combustibles et d'autres produits d'URSS ont augmenté d'année en année. Même lorsqu'existaient des problèmes politiques aigus, comme par exemple la Crise d'octobre, les relations économiques entre Cuba et l'URSS n'ont jamais été altérées. Nous avons même parfois été critiques, nous sommes allés jusqu’à les critiquer publiquement, mais ça n’a jamais donné lieu à la moindre pression économique sur notre pays.

Je dirais qu'il y a eu une période d'immaturité re­lative de notre part, un peu d'extrémisme, de suffisance. Il faut reconnaître qu'à une certaine époque, nous pensions en savoir plus, être plus révolutionnaires que les autres pays socialistes, nous ne tenions pas compte de l'expérience. Nous avons mûri depuis. Ils ont vraiment été très patients avec nous pendant toute cette période. Bien sûr, nous avons maintenant l'avantage d'être plus mûrs, nous nous y prenons autrement, nous discutons de tout, mais nous ne le faisons pas publiquement. Personne, d’ailleurs, ne le fait publiquement. Les États-Unis non plus, et ils voudraient que nos discussions avec les pays socialistes soient publiques. Quand ils ont un désaccord avec Mitterrand, ils ne l'étalent pas dans les journaux ; et quand ils ont des différences avec la RFA ou Thatcher ou le Japon, ils se réunissent et en discutent à huis clos. Je pense aussi que Felipe peut avoir des désaccords avec le gouvernement des États-Unis, mais ils ne l’étalent pas sur la place publique, ils échangent leurs points de vue sur de nombreux problèmes. Tous les pays qui ont des relations amicales le font et nous avons également appris à discuter entre pays amis. Si nous avons des divergences de vues sur une chose et que nous allions en discuter, nous n'allons pas lancer dans les journaux des critiques contre les Nicaraguayens, les Angolais, les Éthiopiens, les Yéménites, les Vietnamiens ou les Coréens. Nous n'avons pas forcément les mêmes idées, mais nous n'allons pas les attaquer publiquement. C'est ce que voudraient nos ennemis.

Mais nous avons mûri, ce qui nous aide beaucoup dans nos relations avec les pays socialistes qui sont actuellement excellentes, meilleures que jamais. Les pays socialistes respectent notre pays, l'URSS et les autres pays socialistes respectent nos mérites, notre esprit révolutionnaire, notre conscience internationaliste, la fermeté de notre pays, menacé mais jamais à genoux, un pays qui ne se rend pas et ne se vend pas. De fait, nous ne pourrions même pas le faire : le jour où nous serons à vendre, les valeurs qui font la force de cette Révolution auront disparu.

RICARDO UTRILLA. Combien y-a-t-il de prisonniers politiques à Cuba ?

FIDEL CASTRO. Des prisonniers politiques, de ces anciens prisonniers politiques du genre de Menoyo, qui étaient des milliers, il doit en rester environ deux cents, ceux qu'on appelle les « enracinés » ; il y a encore quelques batistiens, dont personne ne se souvient, à part nous, et don j’ai parlé avec les archevêques, pour trouver le moyen de résoudre leur problème. Nous en avons récemment libéré quelques-uns. Il faudrait quelques visas pour qu'ils puissent aller vivre à l'étranger. Il reste environ deux cents anciens prisonniers contre-révolutionnaires, et quelques centaines, incarcérés plus récemment, je n'en connais pas le nombre exact.

RICARDO UTRILLA. Ils n’atteignent pas le millier ?

FIDEL CASTRO. Je ne peux pas vous le dire avec exactitude. Mais l'ensemble des personnes condamnées pour activités contre-révolutionnaires ne doit pas dépasser le millier.

RICARDO UTRILLA. Des Cubains résidant en Espagne, et notamment Valladares, ont dit que les conditions de détention étaient horribles.

FIDEL CASTRO. Mais comment pouvez-vous croire Valladares ? On disait aussi que Valladares était pa­ralysé, qu'on l'avait torturé. C'est un énorme mensonge. Marisol est ici, elle le sait bien, elle vit depuis quelque temps à Cuba et connaît nos habitudes.

RICARDO UTRILLA. Elle pourrait interviewer Gu­tiérrez Menoyo ?

FIDEL CASTRO. Non, pas Gutiérrez Menoyo, parce qu'il croit que nous devons céder aux pressions et à tout cela, c'est ce qu'il pense. Ici, tout le monde sait que nous n’avons jamais torturé personne, que personne n'a jamais disparu, que personne n'a jamais été assassiné. Tout le monde le sait.

Bien sûr, il y a eu des lois révolutionnaires très dures, dans les moments difficiles, et, dans la mesure où cela a été nécessaire, nous les avons appliquées. Mais ça ne veut pas dire que nous en avons fusillé autant qu'en Espagne, car en Espagne, beaucoup ont été fusillés, des deux côtés. Je crois que Franco en a fait fusiller, et beaucoup, et je crois que la République aussi, cela se sait. Notre combat n'a jamais connu de tels excès, personne n'a jamais été exécuté sans jugement, ça ne s'est jamais produit ; sans base légale, ça ne s'est jamais produit. Quand nous avons jugé les criminels de guerre de Batista, nous l'avons fait en vertu des lois qui avaient été élaborées dans la Sierra Maestra. Nous avons respecté le principe sacré de la légalité des peines: on ne peut condamner quelqu'un qu'en vertu d'une loi préalable. À Nuremberg, les Étasuniens et les Alliés ont fusillé des Allemands, les chefs. Je ne dis pas qu'ils ne le méritaient pas, mais ça s'est fait sans base légale.

RICARDO UTRILLA. Ces deux cents prisonniers politiques que vous qualifiez d'anciens...?

FIDEL CASTRO. Ce sont ceux qui sont prisonniers depuis longtemps, la catégorie à part qui intéresse les États-Unis. Les batistiens ne les intéressent pas.

RICARDO UTRILLA. Ceux qui sont en prison depuis plus de dix ou quinze ans.

FIDEL CASTRO. Ils ont écopé de lourdes condamnations. Par la suite, il y a eu des personnes qui se sont infiltrées chez nous, ou qui ont eu des activités contre-révolutionnaires, mais elles ne sont pas nombreuses. J'ai eu l'occasion d'expliquer à Cebrian qu'à une certaine époque, nous avons eu environ quinze mille prisonniers politiques, car il existait trois cents organisations contre-révolutionnaires créées à l'instigation de la CIA ; quatre ou cinq personnes se réunissaient et formaient une organisation contre-révolutionnaire, au moment de Playa Giron, des tentatives d'invasion, des bandes armées. Dans toutes nos provinces, il y avait des bandes armées, car ils utilisaient déjà ces méthodes contre nous, les infiltrations, les sabotages.

Ce genre de prisonniers, nous les relâchons presque toujours avant la fin de leur peine, bien avant. Nous avons également libéré les mille deux cents et quelques mercenaires qui voulaient envahir le pays et qui ont été faits prisonniers, Ils sont restés quelque temps incarcérés ici, puis nous, avons proposé une indemnité : envoyez-nous des vivres, des médicaments, C'était pour la forme, nous n'en avions même pas besoin... On aurait pu les laisser mijoter ici, mais ils étaient battus, c'était un ennemi défait, et nous leur avons envoyé un bateau rempli de ces « héros ».

Kennedy avait déjà changé de politique.

Valladares n'a pas purgé la totalité de sa peine. On le disait poète et, de plus, invalide, beaucoup de monde le croyait. Nous l'avons confié aux meilleurs médecins. Nous voulions le libérer il y a longtemps, en même temps que trois mille autres, il y a plus de cinq ans. Valladares devait faire partie du lot. Il a même réussi à tromper le médecin de la prison. Nous avons demandé à des spécialistes de l'examiner et de dire s'il avait effectivement un problème organique. « Non, il n'a rien », m'ont-ils répondu. « Comment, rien ? » « Non, c'est de la simulation, vérifiez, si vous voulez ». On a vérifié, par des moyens techniques; il n'y avait pas d'autre solution. On l'a filmé dans sa cellule, et vraiment ça faisait rire. Je ne le critique pas, je ne vais pas critiquer quelqu'un qui, emprisonné, raconte des histoires. Mais bon, ça donnait envie de rire. Il était en pleine forme ; tous les jours, il faisait des exercices d’échauffement dans la salle de bains. On a le film. Mitterrand voulait qu'on le libère, la droite le critiquait, comme partout ailleurs, comme en Espagne les journaux de droite font pression sur Felipe, le critiquent et exigent qu'il obtienne la libération de Menoyo,

Le poète, lui, n'était pas dangereux, car il n'était à la tête d'aucune organisation contre-révolutionnaire ; il appartenait à la police de Batista ; il n'a pas été arrêté pour ça, mais pour des actes de terrorisme contre-révolutionnaire dans lesquels il a été impliqué plus tard. Il n'était pas poète, il s'est mis à écrire plus tard, en prison. Je ne sais pas s'il a écrit tous ces vers, ou si quelques-uns ont été faits par d'autres à l'extérieur, car il y a eu de tout; le fait est que De mon fauteuil roulant est devenu très célèbre. Qu'en est-il de ce fauteuil roulant ?

En réalité, lorsque Mitterrand s'est intéressé à son sort et que nous avons pris la décision de le libérer, nous avons fait venir Valladares et nous lui avons projeté le film. Il s'est levé au milieu de la projection, il n'a pas supporté de le voir, et finie la comédie. Depuis, il marche, Je ne le critique pas, pour les raisons que je vous ai données.

Mais il n'était pas paralytique et le fauteuil roulant était une invention. Nous avons envoyé le film à Mit­terrand, Nous n'avons pas voulu le rendre public, ça n'avait pas de sens, nous le gardons en archives.

Tout ce qu'a dit Valladares est faux, Il n'a pas dit une seule chose de vraie. J'ai vu certains de ses écrits. Notre peuple ne tolérerait pas qu'on torture qui que ce soit. Ce n'est pas en vain que nous avons forgé une conscience de ces problèmes, une haine profonde de ces procédés; et ce n'est pas pour rien que nous avons fusillé beaucoup de ceux qui se livraient à ces activités criminelles. Pas tous, d'autres ont été condamnés à des peines de prison ; certains se sont échappés et ont reçu asile et protection aux États-Unis, Personne ne se souvient des batistiens qui sont toujours emprisonnés, comme je l'ai dit.

Quand j'ai discuté de l'autre catégorie de prisonniers avec les évêques, je leur ai dit : « Oui, tous ceux qui viennent apportent une liste que le département d'État remet à chaque visiteur, une liste des prisonniers contre-révolutionnaires les plus appréciés des États-Unis. » Les évêques m'ont dit : « Certains d'entre eux peuvent avoir des problèmes de santé ». Je leur ai répondu : « Nous allons vérifier. Tous ceux qui auront un problème de santé sérieux seront libérés ». Pourquoi ? De sérieux problèmes de santé. Non ? Ceux qui ont une mauvaise vue ou sont limités physiquement, car ceux-là ne sont pas dangereux, et nous n'avons aucun désir de vengeance envers personne, aucun. Il se peut que nous réagissions avec irritation, surtout quand on essaie de taire pression sur nous. Personne ne peut faire pression sur nous, car ce n'est pas pour rien que nous avons appris à affronter le pays le plus puissant de la terre, à défier sa puissance en en acceptant les conséquences. Personne ne peut faire pression sur nous, personne, car les plus forts n'ont pas pu le faire. Mais nous n'avons pas de désir de vengeance envers personne, vous pouvez en être tout à fait sûrs. On raconte beaucoup de mensonges, mais ça nous est bien égal.

Malgré ça, malgré les campagnes massives lancées par les médias contre Cuba, beaucoup de gens ont confiance en Cuba, beaucoup de gens admirent Cuba, en Amérique latine et surtout dans le Tiers-monde. Je ne parle pas de l'Europe. L'Europe est très compliquée et on y lit beaucoup de journaux de droite. Mais nous n'avons pas grand besoin de l’Europe, je le dis honnêtement. Je crois que nous avons accompli notre tâche historique, notre tâche révolutionnaire, et l'histoire se chargera du reste.

Je me souviens des mensonges racontés par Batista quand nous avons attaqué la caserne Moncada. Il disait que nous avions assassiné des malades dans les hôpitaux, que nous les avions égorgés, ils ont fait croire ça à tous las soldats pour stimuler leur haine contre nous. Cependant, plus tard, nous avons fait la guerre, en restant réellement humains, en respectant scrupuleusement la vie des ennemis, et nous les avons tous libérés, sans exception. Les prisonniers blessés étaient aussi bien soignés que les nôtres. A la fin de la guerre, les soldats qui venaient de se battre contre nous, quelques jours auparavant, nous ont réservé le meilleur accueil. Que restait-il alors de ces mensonges ?

Mais on écrit beaucoup de contre-vérités, surtout en Europe. L'Europe est devenue une colonie idéologique des États-Unis, et aussi une colonie économique.

Je vous le dis franchement : toute cette campagne ne nous inquiète pas beaucoup. Je lis des journaux espagnols de temps à autre. À propos de Cebrian, j'étais très étonné des insultes qu'on lui adressait ; c'est incroyable, on voulait le détruire, on l'a accusé d'être un bandit ou quelque chose comme ça ; on a dit qu'il avait atteint le niveau intellectuel de Camacho, un compagnon de voyage. Qui écrit cela en Espagne ?

Je pense à ces centaines de milliers de patriotes espagnols, de combattants espagnols, qui sont morts en défendant Madrid. Je m'interroge, ce sont des questions que je me pose de temps à autre, je pense à tant de héros morts dans les tranchées en luttant pour la République, pour l'avenir de l'Espagne, je pense à tout ce sang versé et je me demande si c'était pour que Valladares, un ancien policier de Batista, vive dans l'oisiveté, en écrivant dans les journaux de Madrid, et que d'autres individus de cette engeance en fassent autant, simplement parce qu'ils haïssent Cuba; et je me demande ce qu'auraient dit tous ceux qui sont tombés pour cette lutte face à ceux qui, en Espagne, mettent un point d'honneur à la libération d'un mercenaire des États-Unis, de l'impérialisme yankee qui voulait détruire la Révolution cubaine,

Il faut dire qu'environ mille Cubains ont participé à la Guerre civile espagnole, aux côtés du peuple espagnol ! et beaucoup ont trouvé la mort en se battant pour la République espagnole. Je ne pense pas qu'ils aient donné leur vie pour que les Valladares soient les enfants gâtés de Madrid, ni pour que les Menoyo soient réclamés comme de grands patriotes. Je me demande ce qu'ils diraient s'ils apprenaient cela. Je crois qu'ils sont morts pour un idéal un peu moins trivial, un peu plus élevé. Je le crois, et j'y pense parfois. Je ne crois pas non plus qu'ils soient morts pour une Espagne alliée des États-Unis, ou membre de l'OTAN. Je le dis franchement.

INTERVIEW ACCORDÉE À RICARDO UTRILLA ET MARISOL MARÍN (EFE),

La Havane, le 13 février 1985



 

RICARDO UTRILLA. Comment définiriez-vous les relations actuelles entre l'Espagne et Cuba ?

FIDEL CASTRO. Je peux vous dire qu'elles sont satisfaisantes, qu'elles ont progressé ces dernières années. Elles n'ont jamais été mauvaises, même sous le gouvernement de Franco. Je dois dire en toute honnêteté et malgré les grandes différences idéologiques que le gouvernement espagnol de cette époque a résisté fermement aux pressions des États-Unis qui voulaient lui faire rompre ses relations diplomatiques et commerciales avec Cuba ; cela ne s'est jamais produit.

Logiquement, après l'ouverture démocratique qu'a représentée pour l'Espagne le gouvernement de Suárez, les relations se sont améliorées, se sont faites plus étroites, plus « familiales », et nous avons même eu l'honneur de recevoir Suárez à Cuba. Pour nous, chaque changement intervenu en Espagne s'est traduit par une amélioration des relations avec Cuba.

L'accession du Parti socialiste au gouvernement a marqué un nouveau progrès ; les relations sont devenues encore plus familiales, c'est le mot. C'était logique. On se demandait si la droite allait triompher, si la gauche allait triompher... Et c'est la gauche qui a triomphé, en l'occurrence le Parti socialiste. Nous avions des relations personnelles avec Felipe, que nous avions connu bien avant le triomphe de son parti, à l'occasion des voyages qu'il avait faits en Amérique latine et à Cuba, des escales qu'il avait faites dans notre pays. Tout ceci a favorisé l'instauration d'un meilleur climat ; les relations se sont développées sur le plan économique, culturel et, d'une certaine façon aussi, politique.

RICARDO UTRILLA. Y a-t-il des aspects où Cuba est moins satisfaite de ses relations avec l'Espagne, où on n’a pas encore atteint le niveau souhaitable ?

FIDEL CASTRO. On ne peut pas parler de niveaux souhaitables, mais de niveaux possibles. Je crois que nos relations se sont développées dans les limites des possibilités réelles, quoique pas autant que nous le souhaiterions. Elles sont un peu limitées par le fait que nous sommes un adversaire tenace de la politique des États-Unis, de la politique internationale des États-Unis en général, en Amérique latine et dans le monde. Or, l'Espagne est d'une certaine façon l'alliée des États-Unis sur le terrain politique et même sur le terrain militaire. Ceci crée des limitations objectives, non pour nous mais pour le gouvernement espagnol. Dans ce cadre, limité par les conditions objectives, les relations se sont développées jusqu'à la limite des possibilités. Des progrès ont été faits dans le domaine de la culture, nous avons des échanges culturels. Des progrès ont été faits dans le domaine de l'économie, les relations économiques continuent de se développer. Encore faut-il se demander si des pays comme Cuba et d'autres pays d'Amérique latine ne souffriront pas de l'entrée de l'Espagne dans la Communauté économique européenne qui a une politique vraiment égoïste: elle exporte des produits agricoles subventionnés et fait une concurrence ruineuse aux pays du Tiers-monde.

RICARDO UTRILLA. Oui, c'est le cas du sucre, par exemple.

FIDEL CASTRO. Je vais vous donner un exemple : la Communauté économique européenne importait des millions de tonnes de sucre et aujourd'hui, elle réclame un quota d'exportation de rien moins que cinq millions de tonnes. Voilà les prétentions d'un continent riche et industrialisé, dont la politique a déprimé les prix et qui est en partie responsable du fait qu'on ne soit même pas parvenu à un accord international sur le sucre. La Communauté économique européenne et l'Australie, deux régions industrialisées du monde, sont les principaux coupables : l'absence d'un accord affecte l'économie de dizaines de pays du Tiers-monde. Mais la Communauté économique européenne n'exporte pas seulement du sucre, elle exporte aussi de la viande subventionnée et fait concurrence à l'Argentine, à l'Uruguay et à d'autres pays latino-américains. Je crois même que les Uruguayens sont déjà fortement touchés par cette espèce du dumping de la Communauté économique européenne. L'Europe subventionne certaines productions pour les porter à des quantités supérieures à ses besoins, qu'elle exporte ensuite à bas prix.

Nous assistons aussi - et je crois que même le pape en a parlé - au scandale que constitue la destruction de centaines de milliers, voire de millions de tonnes de produits alimentaires pour des raisons strictement commerciales, au vu et au su d'une grande partie du monde où la faim sévit. En tant que pays du Tiers-monde et d'Amérique latine, nous avons la plus grande méfiance pour cette politique protectionniste des pays industrialisés, qu'il s'agisse des États-Unis ou de l'Europe, et nous ne pouvons que nous inquiéter de cette politique qui consiste à faire de la concurrence aux pays du Tiers-monde dans des productions assurées à coups de subventions d'État, un luxe que seules des nations industrialisées et riches peuvent se permettre. A ceci s'ajoutent d'autres problèmes extrêmement sérieux comme l’échange inégal, car nul ne doit s'imaginer que les problèmes du Tiers-monde consistent seulement dans le sous-développement et la dette extérieure.

Les produits industriels des pays développés coûtent de plus en plus cher, et le prix des produits du Tiers-monde n'en finit pas de baisser. Le monde industrialisé produit, par exemple, des équipements de l'industrie mécanique, dont le Tiers-monde a tant besoin, des médicaments, des produits chimiques, avec des salaires qui sont parfois de l'ordre de 800 dollars, 1 000 dollars, 1 200 dollars par mois, pour acheter du café, du cacao, des bananes, du sucre, de l'agave, des noix de cajou, du thé, des fibres et bien d'autres articles produits avec des salaires de 50 dollars, 80 dollars, 100 dollars au maximum. Voilà pourquoi si vous pouviez acheter il y a vingt ans un bulldozer de 180 chevaux au Japon ou en Europe avec 200 tonnes de sucre, il vous faut aujourd'hui 800 tonnes de sucre pour acheter le même bulldozer. Ce qui est vrai pour le sucre est aussi vrai pour le café, pour le cacao, pour les principaux articles dont vit le Tiers-monde ; ce qui est vrai pour le bulldozer est aussi vrai pour d'autres équipements industriels, pour les tracteurs, pour les camions. A ceci s'ajoute l'échange inégal en ce qui concerne un produit vital provenant de certaines régions du Tiers-monde, le pétrole, qui fait maintenant partie de l'échange inégal dont souffraient déjà de nombreux pays sous-développés dans leurs relations commerciales avec le monde industrialisé.

Pour des raisons bien connues, les cours du pétrole ont enregistré une hausse spectaculaire. Il nous semble juste que les producteurs de pétrole aient revendiqué de meilleurs cours face aux pays industrialisés, mais pour les pays du monde non pétrolier de tels cours ont constitué une véritable catastrophe !

De la même façon, pour reprendre l'exemple du sucre, s’il y a vingt ans, cinq ou six tonnes de pétrole valaient une tonne de sucre, il faut maintenant deux tonnes et demi de sucre pour acheter une tonne de pétrole. On peut demander leur avis à des pays comme Haïti, la Jamaïque, la République dominicaine, le Guyana ou les pays centraméricains qui n'ont pas le privilège de posséder du pétrole. On peut aussi demander leur avis aux Brésiliens, aux Argentins, aux Péruviens, qui sont exportateurs de sucre, bien que les Péruviens et les Argentins subviennent à leurs besoins en pétrole. Mais les producteurs de sucre, de viande, de thé, de café, de cacao, de noix de cajou, comme le Mozambique et la Tanzanie, pour qu'ils achètent du pétrole... Combien en achètent-ils ? Combien de tonnes de leurs produits de base leur faut-il pour acheter ce pétrole ? Voilà ce qui arrive à tous les pays du Tiers-monde qui doivent importer une énorme quantité de produits industriels pour assurer – je ne dirai même plus leur développement – leur survie, et ça leur arrive aussi en ce qui concerne le pétrole.

Ces facteurs ont contribué à créer une situation dramatique dans le Tiers-monde. C'est pourquoi j'insiste : la dette n'est pas le seul problème. Nous avons des expériences amères avec les pays industrialisés.

J'ai toujours pensé que l'Espagne avait uns situation privilégiée quant à la possibilité de développer les relations économiques et politiques avec le Tiers-monde, car c'est non pas un des pays les plus industrialisés, mais un pays industrialisé et sur le point d'intensifier son développement industriel. Son entrée à la Communauté économique européenne peut affecter dans une certaine mesure ses relations économiques avec les pays du Tiers-monde. Je pense que le gouvernement espagnol a réfléchi à tout ça, et nous comprenons pour notre part qu'en raison de la situation géographique de l'Espagne et de ses intérêts économiques, il peut lui convenir d'entrer dans le Marché commun européen. Nous ne prétendons absolument pas remettre en cause ce droit de l'Espagne à chercher à répondre à ses besoins de développement et de commerce avec l'Europe. Mais je dois dire que c'est pour nous un motif de préoccupation, compte tenu, comme je l'ai dit, de notre expérience amère et de l'exploitation véritablement abusive dont nous nous sommes victimes dans notre commerce avec les pays capitalistes industrialisés.

Voilà pour les limitations objectives.

L'Espagne aussi subvient à ses besoins en sucre ; c'était autrefois un marché sucrier de Cuba. Elle a suivi en d'autres temps une politique de stimulation à la production sucrière pour se suffire à elle-même alors qu'elle aurait pu acheter son sucre à bien meilleur marché à Cuba. Je ne vais pas attribuer au gouvernement actuel la responsabilité d'une situation qui existait avant son arrivée au pouvoir, mais le fait est que cela nous porte préjudice. L'Espagne était autrefois un important marché sucrier de Cuba. Cette politique va même à l'encontre des lois élémentaires du libre-échange, de la concurrence et du développement de relations économiques saines entre les nations.

Les pays européens parlent de concurrence, de liberté de commerce, mais ils font des choses qui n'ont rien à voir avec le libre-commerce et la concurrence. Et pourtant, ils voudraient que les pays du Tiers-monde lèvent les barrières douanières et ouvrent leurs marchés !

C'est la formule de l'École de Chicago, qui a eu tant d'influence en Amérique du Sud, au Chili, en Argentine, en Uruguay, et qui a véritablement ruiné ces pays. De l'autre côté, nous nous heurtons aux mesures protectionnistes qui empêchent la concurrence des produits agricoles et industriels du Tiers-monde, à l'échange inégal et, dans certains cas, au dumping. Il nous reste quelques produits : il n'est pas facile de produire de la langouste dans les mers du Nord, ni des crevettes. Le tabac n'a pas là-bas la même qualité que le nôtre, qui bénéficie d'un microclimat et d'un sol déterminé, car c'est chez nous, précisément, que cette plante est née. Mais dans d'autres domaines il y a des choses qui limitent le commerce  ce sont des réalités dont il faut parler.

RICARDO UTRILLA. —Dans le cadre des relations entre les deux pays, on a beaucoup parlé en Espagne, surtout après votre escale à Madrid... A propos, était-elle prévue ou a-t-elle un peu surpris le gouvernement espagnol ?

FIDEL CASTRO. Non, l'escale n'était pas préméditée. Il m'a tout simplement paru opportun de changer d'itinéraire pour des raisons de sécurité bien compréhensibles. Comme chacun sait, et comme doivent le savoir les Espagnols, aux États-Unis, on a organisé des dizaines d'attentats contre des dirigeants de la Révolution cubaine et en particulier, pendant des années, contre ma personne. Ça a été rendu publie par le Sénat des États-Unis. Une longue enquête a confirmé l'existence de certains de ces plans, mais nous savons qu'il y a eu beaucoup de plans de ce type, et cela nous oblige à prendre certaines mesures de sécurité en ce qui concerne les voyages ; il n'y a là rien d'extraordinaire. J'aimerais pouvoir voyager comme n'importe quel autre citoyen, ou comme beaucoup d'autres citoyens, mais nous nous voyons dans l'obligation de prendre ces mesures parce que nous savons que les gouvernements administrations étasuniennes n'ont aucune espèce de scrupule à cet égard, et c'est pourquoi, très souvent, les voyages ne sont pas annoncés à l'avance. Lors de mon voyage au Nicaragua, ils ont aussi voulu monter un scandale, parce que c'était soi-disant un « voyage surprise, un voyage inattendu ». Pour les Nicaraguayens, il n'avait rien d'inattendu, rien d'un voyage surprise ; ce sont eux qui ont insisté, ils tenaient à ce que j'assiste à l'investiture. C'est pour ça que nous avons décidé de changer d'itinéraire, pour ne pas toujours passer par les mêmes endroits.

RICARDO UTRILLA. Mais l'escale était inattendue, c'était bien une escale surprise.

FIDEL CASTRO. Felipe ne l'a pas su longtemps à l'avance ; nous lui avions demandé l'autorisation de faire escale. Ça nous a semblé la moindre des choses. Nous pourrions peut-être faire une escale technique ; nos avions font des escales dans divers aéroports ; ils se bornent à demander l'autorisation et en général, on ne la leur refuse pas ; il en va de même pour n'importe quel avion espagnol qui se dirige vers l'Amérique centrale et se voit forcé de faire une escale à Cuba ; il le fait pour se ravitailler ou parce que l'itinéraire est plus sûr, et nous autorisons l'escale.

Un de nos avions de Cubana peut parfaitement, tout comme un avion soviétique qui se rend à Cuba, demander l'autorisation – et ils le font fréquemment – de faire escale dans différents pays, à Rabat, à Madrid, à Gander ou à Shannon ; nous aurions simplement pu demander l'autorisation, qui nous aurait été accordée, mais il ne me semblait pas correct de faire escale sans prévenir Felipe. Le changement d'itinéraire a été décidé quelques heures auparavant. En outre, c'était pour moi un plaisir que de pouvoir le saluer. Ça n'a pas été une visite imposée, ni une escale imposée ; nous n'avions pas la moindre intention d'inventer un prétexte pour faire escale à Madrid. Nous avons jugé opportun de changer d'itinéraire et il nous a semblé que c’était parfaitement compréhensible étant donné nos relations avec l'Espagne. Felipe a immédiatement accepté, et il n'a pas seulement accepté mais il nous a offert son aimable hospitalité, comme nous lui avons toujours offerte la nôtre à Cuba, quand il n'était pas encore président du gouvernement espagnol et même quand l'heure où il serait président du gouvernement espagnol paraissait encore lointaine.

RICARDO UTRILLA. Peut-on s'attendre dans l'immédiat à ce que vous vous rendiez en Espagne ou à ce que le roi vienne à Cuba ?

FIDEL CASTRO. Le jour où nos relations avec les États-Unis s'amélioreront – et personne ne sait quand ça arrivera – nous recevrons beaucoup plus de visites et nous recevrons aussi beaucoup d'invitations à nous rendre dans des pays déterminés ; mais tant qu'un grand nombre de gens se soucieront de la façon dont réagissent les États-Unis au moindre contact avec Cuba, aux visites à Cuba, aux invitations faites à Cuba... car ça constitue un vrai casse-tête pour de nombreux États et pour de nombreux hommes politiques ; c'est un casse-tête que de m'inviter et c'est même un véritable casse-tête que de venir à Cuba ; parce que les États-Unis se sentent offensés, s'irritent. Les États-Unis sont un pays puissant et beaucoup de gens dans le monde tiennent compte de leurs positions politiques, de leurs liens économiques. De sorte que je suis un personnage assez peu fréquentable aux yeux de certains pays. Je le dis en toute franchise, je ne suis pas pressé. Mais je reçois quand même beaucoup de visites, et même beaucoup d'invitations du Tiers-monde, de pays d'Asie, d'Afrique et des pays socialistes. Non, les invitations ne me manquent pas, elles sont nombreuses et malheureusement, je ne peux pas répondre à toutes, loin de là.

Quelquefois, quand je me rends dans une région, je suis embarrassé parce que plusieurs des pays voisins m'ont invité, et si je me rends dans l'un et pas dans l'autre il se crée des complications diplomatiques. On ne peut pas faire des tournées interminables ; cela m'est déjà arrivé, mais je ne peux pas le faire très souvent. J'ai pas mal de travail à Cuba, il y a aussi pas mal de risques à trotter de par le monde, car certains de mes voyages ont donné lieu à de véritables chasses à l'homme. Quand je suis allé au Chili, par exemple, après l'arrivée au pouvoir de l'Unité populaire, des individus entraînés par la CIA et qui s'inspiraient de la politique des États-Unis m'ont traqué pendant toute ma tournée ; certains étaient même déguisés en journalistes, en journalistes vénézuéliens ; il y avait des armes dans leurs caméras de télévision et ils se tenaient devant moi ; ils n'ont pas osé tirer, tout simplement parce que ce ne sont pas des fanatiques mais des mercenaires. S'ils avaient été comme les révolutionnaires chiites qui sont capables de se sacrifier, ils auraient été vraiment dangereux, mais comme il s'agissait de ce type de types qui travaillent pour la CIA, qui veulent bien vivre et être récompensés pour leurs services, ils n'ont rien fait. Ils ont ensuite organisé une chasse à l'homme tout au long de ma visite au Chili et même quand je me suis rendu à cette occasion dans d'autres pays de la région comme le Pérou et l'Équateur. Dès qu'on parle d'un voyage de Castro, la chasse, le safari commence à s'organiser. Ce sont des gens endoctrinés par la CIA, des gens qui entretiennent des relations avec elle, stimulés par la propagande des États-Unis et par tout cela. En d'autres termes, les voyages impliquent aussi des risques.

La principale explication est donc la suivante : je suis un invité un peu embarrassant pour les hôtes, pour ceux qui ont beaucoup de relations avec les États-Unis ; c'est en général le cas des pays européens. Plusieurs gouvernements européens que je ne nommerai pas ont manifesté leur désir de m'inviter, il y a eu des projets ; ils ont voulu le faire ensemble pour partager cette lourde responsabilité, mais aucun d'entre eux n'a encore pris la décision d'assumer seul la responsabilité d'inviter Castro.

RICARDO UTRILLA. Puis-je vous demander, co­mandante, si l'Espagne est l'un de ces pays ?

FIDEL CASTRO. Oui, l'Espagne est l'un de ces pays, je le dis en toute franchise ; je ne cherche pas à critiquer l'Espagne, je comprends qu'elle doive tenir compte de ses relations avec les États-Unis et aussi de la droite espagnole au moment d'inviter Castro officiellement.

C'est ce que je crois et ce que je sais. Mais que personne ne s'inquiète : Castro n'est pas pressé de se rendre en Europe de l’Ouest, sincèrement ; et à tout prendre, je préfère un petit îlot des environs de Cuba à n'importe quelle capitale européenne, bien que je ne nie pas leur intérêt historique, culturel, politique. Bref, ça fait aussi partie des facteurs objectifs qui limitent le développement de nos relations avec l'Espagne.

Je ne suis pas en train de suggérer qu'on m'invite en Espagne ; il est possible qu'on m'invite et que pendant longtemps je ne puisse pas répondre à cette invitation en raison de mon travail et d'autres obligations. Bien sûr, je pense qu'en tant que Cubain j'ai le droit de me rendre en Espagne, et aussi en tant que fils d'Espagnol. Du fait que vous admettez la théorie de la double nationalité et que parfois, au nom de cette double nationalité, vous demandez des privilèges déterminés pour certains descendants d'Espagnols, je pourrais même essayer de voir si je n'ai pas le droit de voter en Espagne ; en vertu de la théorie de la double nationalité, j'ai des droits civiques, électoraux et politiques en Espagne. C'est pourquoi, si parfois je donne mon avis sur des questions concernant l'Espagne, dans le cas très particulier de l'Espagne, je pense qu'il faut tenir compte de mes droits espagnols.

RICARDO UTRILLA. Feriez-vous allusion à l'OTAN ?

FIDEL CASTRO. Vous savez déjà ce qui s'est passé avec l'OTAN, une fois j'ai abordé ce thème.

RICARDO UTRILLA. Oui, ça a fait assez de bruit.

FIDEL CASTRO. Disons que par sympathie pour l'Espagne, et même pas seulement par sympathie, mais parce que je pensais que c'était dans son intérêt, j'expliquais qu'après l'ouverture démocratique, elle se trouvait à un moment privilégié de son histoire, qu'elle avait la possibilité de rester un pays neutre, de n'adhérer à aucun des grands blocs militaires. Je méditais sur l'histoire d'une Espagne qui a fait l'expérience du colonialisme pendant longtemps, un colonialisme qui à mon avis a retardé son développement industriel et qui, en Amérique latine du moins, a duré jusqu'à l'indépendance de Cuba, ou plutôt jusqu'à la pseudo-indépendance de Cuba, car, en effet, nous n'avons pas été réellement indépendants au début de ce siècle puisque nous sommes passés des mains de l'Espagne à celles des États-Unis.

Nous avons dû livrer deux batailles : l'une contre la métropole européenne espagnole pour obtenir notre indépendance, une longue lutte qui a duré environ trente ans, et l'autre, très longue aussi, pour nous libérer d'une autre métropole plus puissante que l'Espagne sur les plans militaire et économique, les États-Unis.

L'Espagne est sortie de l'étape coloniale puis est entrée dans l'étape des convulsions internes et de la guerre civile qui a coûté bien des vies et a fait couler beaucoup de sang. Elle a connu un gouvernement autoritaire qui a duré près de quarante ans, l'époque de Franco. Pendant tout ce temps, l'Espagne est restée assez isolée dans le monde. Et enfin elle a atteint un certain niveau de développement industriel, parce que l'Espagne des années 70 est incomparablement plus industrialisée que celle du début du siècle ; des chances extraordinaires s'offraient à elle dans l’arène internationale. Au moment des guerres d'indépendance de Cuba, à la fin du siècle dernier ou un peu avant, l'Espagne était, par rapport au reste de l'Europe, une nation industriellement sous-développée ; pendant la deuxième moitié de notre siècle, l'Espagne a atteint un développement industriel considérable qui, bien sûr, n'est pas comparable à celui de la France, de l'Angleterre, de la Suède et d'autres pays, et qui a demandé de grands sacrifices. L'économie espagnole s'est pas mal développée pendant la dure période qui a suivie la guerre civile et la guerre mondiale, dans des conditions politiques difficiles et au prix de grands sacrifices pour les ouvriers et le peuple espagnol. Et quand nous avons vu que l'Espagne connaissait une ouverture démocratique, que cette nation récemment industrialisée avait tellement intérêt à avoir des relations économiques, politiques et culturelles non seulement avec l'Amérique latine mais avec le Tiers-monde, car à notre avis celui-ci devait constituer un marché naturel pour l'Espagne qui ne peut pas faire concurrence à la RFA, ni au Japon, ni aux États-Unis, sans compter qu'elle avait la possibilité d'élargir son commerce aussi bien avec les pays capitalistes qu'avec les pays socialistes, nous avons vraiment pensé que c'était pour elle l’occasion rêvée et qu'elle ne devait pas la rater en adhérant à l'OTAN.

J’ai exposé ces points de vue à Suárez quand il est venu à Cuba ; je lui ai donné mon opinion et lui ai dit que je pensais que l'entrée de l'Espagne à l'OTAN était une grosse erreur et que ce pays, étant donné son développement politique et économique, devait rester un pays neutre et servir de pont entre le Tiers-monde et l'Europe industrialisée, une occasion tout à fait unique pour l'Espagne.

Telle a toujours été et telle sera toujours mon opinion. A mon avis, l'entrée de l'Espagne à l'OTAN est une grave erreur historique, une erreur colossale, comme d'autres qu'a commises l'Espagne à d'autres époques. Je n'ai pas de raison de revenir sur ces points de vue ; nous aurions voulu une Espagne qui serve de pont entre l’Amérique latine et l’Europe, une Espagne qui soit partenaire économique et commercial des pays du Tiers-monde, même si elle devait entrer dans la Communauté économique européenne. Le fait d'appartenir à un bloc militaire comme l'OTAN est très significatif du point de vue politique et je vous assure qu'à moyen et long terme ça réduira ses chances d'exercer une influence politique et culturelle, ses possibilités au niveau des relations économiques avec le Tiers-monde, y compris l'Amérique latine. Ses possibilités d'échanges commerciaux avec les pays socialistes et son rôle dans l’arène politique mondiale s'en ressentiront.

Maintenant, c'est une question qui relève de la souveraineté de l'Espagne. Elle est absolument libre de faire une chose ou l'autre, et je suis tout aussi libre de donner mon avis. J'y suis poussé par un sentiment réel d'amitié et de sympathie envers l'Espagne et par le fait que j'ai réfléchi à ces problèmes. J'avais même cru comprendre que la majorité du peuple espagnol était opposée à l'entrée de l'Espagne à l'OTAN. On l'a mise dans l'OTAN, le Parti socialiste a fait une grande campagne politique pour montrer que c'était une erreur et qu'elle devait en sortir. La question allait être soumise à un plébiscite, et voilà qu'il se produit un tournant de 180 degrés dans la politique du gouvernement par rapport à l'OTAN. On explique maintenant à qui mieux mieux qu'il est nécessaire d'être à l'OTAN.

Felipe dit que le cœur est contre le fait d'entrer à l'OTAN, mais le cerveau pour le fait d'y rester. Naturellement, nous aurions aimé que le cœur et le cerveau des Espagnols et des dirigeants espagnols s’accordent sur un problème d'une telle importance historique. L'OTAN ne donne à l'Espagne aucune sécurité ; bien au contraire, si une guerre nucléaire éclate, elle y sera directement mêlée. La Suède a bien plus de sécurité. Je sais que chaque fois que je donne mon avis sur cette question, ça fait couler beaucoup d'encre, mais je vous dirai franchement que ça m'est égal, que ça m'importe peu. C'est mon avis et je le soutiendrai toujours.

Nous avons du mal à concevoir que l'Espagne devienne l'alliée militaire des États-Unis alors qu'il y a à peine huit décennies, les États-Unis et l'Espagne étaient en guerre à cause de la question cubaine. Car les États-Unis ont livré ici la première guerre impérialiste, une guerre qui était en plus, peut-on dire, opportuniste, avec toute leur puissance économique et militaire, et tout près de leurs frontières. Et s'ils ont livré cette guerre, ce n'était pas pour l'indépendance de Cuba. Les États-Unis se sont toujours opposés à l'indépendance de Cuba. Dès le début du siècle dernier, ils ne songeaient qu'à annexer Cuba. Un de leurs présidents a même lancé cette théorie du fruit mûr que la loi de la gravité ferait tomber, tôt ou tard, en leur pouvoir. Aux États-Unis, surtout à l'époque de l'esclavage, avant la Guerre civile, il y avait un mouvement très fort en faveur de l'annexion de Cuba, et ce mouvement n'a jamais complètement disparu, il s'est maintenu tant que nos luttes héroïques de libération ne l'ont pas rendu impossible.

Disons que l'entêtement espagnol – et nous qui avons du sang espagnol dans les veines, nous sommes aussi têtus, bien que nous essayions de canaliser notre entêtement dans une direction juste – nous a servis et nous a desservis. Il nous a servis lorsque l'Espagne s'est refusée – et elle l'a fait à plusieurs reprises – à vendre Cuba aux États-Unis, car à un certain moment, les États-Unis voulaient acheter Cuba, comme ils ont acheté l'Alaska à l'empire des tsars, comme ils ont acheté la Floride et la Louisiane aux Français, mais les Espagnols ont refusé de vendre Cuba. Cet entêtement nous a servis, car à cette époque il n'existait pas de nationalité cubaine, notre terre et notre peuple naissant auraient parfaitement pu être vendus. L'entêtement de l'Espagne nous a desservis quand elle a essayé de maintenir à tout prix sa domination sur Cuba malgré les luttes sanglantes que livre notre peuple à l'Espagne trente années durant, jusqu'au moment où les conditions sont devenues propices à l'intervention des États-Unis et à l'occupation de Cuba, car il ne faut pas oublier que nous avons été militairement occupés pendant plus de cinq ans par les troupes des États-Unis, que les Étasuniens ont mis en place toutes les conditions pour faire de grands investissements, s'emparer de toutes les ressources naturelles du pays, y compris les meilleures terres, et s'assurer la mainmise économique sur Cuba. Voilà quel a été le résultat de l'entêtement de l'Espagne : à force de refuser de reconnaître notre indépendance, elle nous a livrés aux États-Unis.

Pour ce qui nous concerne, en fin de compte, nous nous sommes débarrassés des États-Unis et nous avons montré au cours de ces vingt-six années que nous avions un certain pouvoir de résistance face à leur puissance, qui est aujourd'hui plus grande que jamais. Nous avons résisté, nous avons résisté bien plus que ne l'a jamais fait l'Espagne à Cuba, nous nous sommes opposés à la politique des États-Unis avec bien plus de fermeté que l'Espagne, nous avons couru plus de risques que n'en a couru l'Espagne dans la guerre contre les États-Unis, nous avons mieux défendu Cuba que ne l'a fait l'Espagne quand l'île était sa colonie et qu'elle l'a livrée aux troupes des États-Unis. Nous avons été capables non seulement de conquérir notre indépendance mais aussi de la préserver face aux États-Unis. Et, je le répète, cela a représenté des risques considérables, un blocus de vingt-six ans, des menaces incessantes de guerre et d'agression, mais nous avons refusé de nous rendre, nous avons refusé de capituler, jamais nous n'allons nous rendre ni capituler. L’histoire a donc ses paradoxes : huit décennies plus tard, c'est Cuba qui, ici, dans les Caraïbes, lève bien haut l'étendard de la nationalité, une nationalité cubaine, certes, mais qui doit beaucoup à l'Espagne par sa culture et son sang ; en revanche, l'Espagne est aujourd'hui un allié militaire des États-Unis, membre de l'OTAN. Il y a là un contre-sens historique. Je crois que nous avons avancé et que l'Espagne a reculé, je vous le dis en toute franchise, bien que je sache que ceci peut vexer et susciter des critiques. On m’accuse même de vouloir intervenir dans la politique espagnole, ce qui n'est pas mon intention mais mon droit d'Espagnol, selon la théorie de la double nationalité (rires).

RICARDO UTRILLA. Qu'en est-il des membres de l'ETA, comandante ? Il semble qu'ils sont ici depuis un certain temps, non ?

FIDEL CASTRO. Je me suis expliqué là-dessus il y a quelques jours avec Cebrian.

RICARDO UTRILLA. Oui, mais très vite, sans donner de détails.

FIDEL CASTRO. Bien, je vais vous donner toutes les explications que vous voulez.

Les membres de l'ETA sont ici à la demande du gouvernement espagnol. Nous n'avions aucun intérêt à intervenir dans ce problème, mais les Français en ont arrêté plusieurs et les ont expulsés dans différents pays ; on pensait que plusieurs pays d'Amérique latine allaient les recevoir, notamment le Panama ; il me semble que le Panama s'était engagé à les accueillir pour quelque temps. Il s'est trouvé par la suite qu'aucun pays n'acceptait ces membres de l'ETA si bien que l'Espagne et le Panama ont insisté pour que nous les recevions. De tout point de vue, ça nous mettait dans une position difficile, car nous ne voulions passer ni pour les geôliers, ni pour les complices de l'ETA.

Les membres de l'ETA ont leurs idées, qu'ils défendent avec ténacité, ce sont des militants. Nous ne pouvons pas les garder en prison, nous ne sommes pas les gardiens ni les sentinelles de cette organisation. Mais nous ne voulons pas non plus être complices. Nous ne voulons d'aucune façon nous immiscer dans les affaires de l'Espagne. C'est la position que nous avons adoptée et que nous maintenons rigoureusement. Par exemple, l'ETA a sollicité une entrevue avec notre Parti pour lui exposer ses positions, ses points de vue, mais conformément à notre ligne de conduite, nous avons évité ces contacts.

RICARDO UTRILLA. Il n'y a donc pas eu de contacts entre l'ETA et le PCC ?

FIDEL CASTRO. Non, il n'y a pas eu d'autres contacts entre l'ETA et le PCC que ceux qui étaient nécessaires quand on a parlé de les faire venir à Cuba, car l'une des conditions que nous avions posées alors était que leur décision soit libre, et non imposée par la force ; nous leur avons expliqué la situation et c'était à eux de décider. Ils devaient pouvoir choisir librement, nous ne voulions pas de militants amenés de force, et nous leur avions en outre demandé de s'engager à rester six mois à Cuba. Le gouvernement espagnol voulait fixer une période plus longue, allant jusqu'à deux ans, mais nous n'avons été d'accord que pour six mois.

RICARDO UTRILLA. Ils sont passés depuis longtemps, non ?

FIDEL CASTRO. Oui, les six mois sont passés. Des membres du gouvernement ont discuté avec eux, et il y a des personnes chargées de s'occuper de leurs problèmes concrets, des démarches qu'ils doivent effectuer, etc., mais il n'y a pas eu de contacts de type politique, de discussions politiques, malgré leur désir de nous exposer leur situation.

Ça n'a rien de particulier ; ce n'est pas une faute ni une agression envers l'Espagne de la part de notre Parti que d'écouter des membres de l'ETA exposer leurs idées et leurs points de vue, mais nous évitons quand même ce type de relations politiques, pour ne pas prendre le risque d'être accusés de nous mêler des affaires intérieures espagnoles.

Les six mois se sont effectivement écoulés, mais ils ont respecté leur engagement de rester au moins six mois, si bien que nous n'allons pas les expulser ; il existe une situation de fait, nous n'allons pas les expulser ; quand ils voudront quitter Cuba, nous n'allons pas non plus les en empêcher, d'aucune façon. S'ils n'ont pas où aller, le sens humanitaire le plus élémentaire impose qu'ils puissent rester ici, et qu'ils y soient traités avec le plus grand respect. Quand ils voudront quitter le pays, ils pourront le faire, en toute liberté. Je ne sais pas ce qu'ils en pensent, mais ils sont libres de partir s'ils le veulent, et s'ils ne savent pas où aller, nous n'allons pas les expulser, nous n'allons pas leur refuser l'hospitalité que nous leur avons donnée précisément sur la demande d'autres gouvernements ; nous n'avons pas pris l'initiative. Voilà ce que je peux vous dire sur ce sujet.

MARISOL MARIN. Avez-vous posé d'autres conditions que celle de rester six mois ?

FIDEL CASTRO. Six mois, et qu'ils viennent volontairement ; c'est-à-dire que l'autre condition était que ça ne leur soit pas imposé. C'est nous qui avons proposé la période de six mois. Les six mois sont passés. Nous leur avons proposé une période assez courte pour ne pas leur donner l'impression que nous voulions les retenir ici. Nous leur avons dit que nous les recevrions s'ils acceptaient de s'engager à rester six mois à Cuba.

RICARDO UTRILLA. Ils ont accepté ?

FIDEL CASTRO. Ils étaient d'accord, on ne les a pas forcés à venir, et je n'ai pas eu d'écho défavorable sur leur comportement à Cuba.

Ils ne sont pas en prison, je suppose qu'ils reçoivent des visites, beaucoup d'Espagnols viennent à Cuba, beaucoup de touristes espagnols, et je suppose qu'ils ont des contacts avec les Espagnols. Nous ne les surveillons pas ; nous leur demandons seulement de respecter les lois de notre pays ; nous avons tous été poursuivis d'une manière ou d'une autre, nous avons été exilés, emprisonnés et nous savons ce qu'on fait dans ces cas-là : lorsqu'on est exilé, on essaie de maintenir le contact, lorsqu'on est prisonnier, on essaie de maintenir le contact, de même dans la clandestinité. Personne ne peut l’empêcher, en fait et nous n'avons pas à le faire, ce n'est pas notre rôle. J’imagine que d'autres membres de l'ETA vivent dans d'autres pays, j'ignore si finalement le Mexique et le Venezuela ont accepté d'en accueillir.

MARISOL MARIN. Ils les envoient en Afrique. Les derniers ont été envoyés au Togo et au Cap-Vert.

FIDEL CASTRO. Si les membres de l'ETA et le gouvernement le demandent, nous ne voyons pas d'inconvénients à ce qu'ils viennent ici, dans les mêmes conditions que les autres. Je ne crois pas que cela pose un problème insoluble.

RICARDO UTRILLA. Vous en recevriez d'autres ?

FIDEL CASTRO. Je ne vais pas vous donner une réponse catégorique maintenant, il faudrait examiner le problème, car il y a toujours des risques politiques.

Si, tout à coup, l'ETA au complet débarquait à Cuba, ceux qui n’apprécient pas nos relations avec l'Espagne en profiteraient pour intriguer, pour dire que nous en sommes complices, pour nous attribuer la responsabilité de telle ou telle chose qu'elle a faite. En fait, nous devons éviter de prêter le flanc à la calomnie et au mensonge.

Je voulais dire que s'ils n'ont pas où aller, s'ils ont besoin d'un endroit où on les traite avec respect et avec tous les égards dus à la personne humaine, s'ils décident librement et s'engagent à rester pour une période minimale, on peut envisager cette solution. Je ne fais pas de proposition, je dis que c'est une possibilité. Si on me dit qu'on veut expulser les membres de l'ETA et qu'on ne sait pas où les envoyer, qu'on va donc les envoyer en Afrique du Sud ou n'importe où ailleurs, je tâcherai de trouver d’autres solutions. Oui, j'ai entendu dire qu'on allait les expédier au Cap-Vert, mais je ne sais pas quelles conditions ils trouveront là-bas.

Cette affaire ne nous arrange pas, mais nous n'avons pas peur des problèmes ; nous avons pris cette décision par égard pour l'Espagne, par égard pour le Panama et aussi pour les membres de l'ETA, car si nous avons des considérations d'ordre politique envers les gouvernements du Panama et d'Espagne, nous pouvons avoir des considérations d'ordre humanitaire envers les membres de l'ETA.

Mais nous n'avons aucune responsabilité dans ce type de problème, et personne ne peut nous accuser, ni maintenant ni plus tard. Si certains le font, ils ne lanceront que des accusations gratuites, comme dans beaucoup d'autres domaines, mais ils n'auront jamais d'argument sérieux pour prétendre que nous nous immisçons dans des affaires de ce genre en Espagne, cela n'est pas notre intention.

RICARDO UTRILLA. Comandante, peut-être pourrions-nous passer à l'Amérique latine et commencer par…

FIDEL CASTRO. J'ai peut-être été un peu long, mais vous aurez beaucoup d'éléments, je voulais vous donner des détails. Vous savez que ces thèmes provoquent des polémiques, comme celui de l'OTAN.

RICARDO UTRILLA. Oui, la question de l'OTAN est très controversée.

FIDEL CASTRO. J'ai répondu en toute franchise à vos questions.

MARISOL MARIN. Je crois qu'il reste un sujet à aborder à propos de l'Espagne, un sujet inévitable.

RICARDO UTRILLA. Ah oui, Gutiérrez Menoyo.

FIDEL CASTRO. N'oubliez pas Gutiérrez Menoyo, sinon, vous allez avoir des ennuis.

RICARDO UTRILLA. Je l'avais oublié.

FIDEL CASTRO. Que voulez-vous savoir ?

RICARDO UTRILLA. Eh bien, pour dire les choses comme elles sont, on prétend en Espagne que vous le gardez en otage pour un éventuel voyage en Espagne ou pour une visite de Felipe ici...

FIDEL CASTRO. Je vais vous dire franchement. Le cas de Menoyo n'a rien à voir avec un éventuel voyage en Espagne. Ce serait absurde, ce serait un manque de dignité ; ça n'irait pas seulement contre nos principes, ce serait indigne de négocier la liberté de quelqu'un dans le but de me faire inviter en Espagne.

Ce sont nos ennemis qui nous prêtent des telles intentions, et c'est leur rôle, ils ignorent complètement l'histoire et le caractère de notre Révolution, de même que ma manière d'être. Si nous estimons qu'une personne doit accomplir sa peine car elle est entièrement justifiée, rien ne nous fera changer de point de vue, de principe, ni pour tout l'or du monde, ni pour cent voyages en Espagne.

Il nous est plus facile de résoudre ce genre de problème par égard pour le gouvernement espagnol, par estime personnelle pour Felipe, car nous savons qu'il fait l'objet d'attaques injustifiées, de pressions, qu'on essaie de le mettre dans une situation embarrassante à cause de Menoyo. Nous avons accepté de revoir le cas de Menoyo uniquement par considération pour Fe­lipe. En vérité, j'aimerais saisir cette opportunité de donner à Felipe une preuve d'estime personnelle, comme c'était le cas pour les membres de l'ETA, que nous avons accueillis, comme je vous l'ai dit, par égard pour Felipe, pour le gouvernement espagnol, pour le gouvernement du Panama et aussi pour les personnes arrêtées en France et expulsées.

Cependant, il y a une raison très claire qui nous empêche de remettre Menoyo en liberté, et soyez sûrs que ce n'est pas par esprit de revanche ou de vengeance. En Espagne actuellement, se trouve Cubela, pour ne citer que lui, qui a été arrêté et condamné à une lourde peine pour une des infractions les plus graves : être agent de la CIA et avoir introduit des armes à Cuba en accord avec la CIA dans le but de perpétrer un attentat contre ma personne, C'est très grave. Et il y a plus de cinq ans que Cubela est en liberté, ainsi que beaucoup d'autres dont nous avons d'office réduit la peine, sans que personne ne l'ait demandé. Nous avons réduit leur peine, nous les avons mis en liberté et ils vivent maintenant en Espagne, aux États-Unis, ou dans d'autres pays.

Menoyo, lui, est le chef d'une organisation contre-révolutionnaire, ALFA 66, basée aux États-Unis, à Mia­mi, qui s'est très souvent attaquée à nos bateaux ou à nos installations portuaires et qui a fait pénétrer des mercenaires sur notre territoire à plusieurs reprises pour faire des sabotages, des attentats, et cela depuis de nombreuses années. Ce sont des personnes liées à ALFA 66 qui sont responsables du sabotage criminel de l'appareil de la compagnie d'aviation cubaine à la Barbade, qui a coûté la vie à plus de soixante-dix personnes, dont notre équipe d'escrime junior. Et Menoyo est le chef de cette organisation. Je peux certes désirer personnellement donner satisfaction à Felipe, mais puis-je oublier les intérêts de Cuba et de notre peuple ? Rien que le fait de débarquer avec un groupe de mercenaires, venant des États-Unis, près de la base navale de Guantánamo, constitue un acte d'une extrême gravité.

Je vous précise que les actes de Menoyo méritaient une sanction bien plus lourde encore ; il aurait dû tout simplement être fusillé, il méritait que le tribunal prononce la peine capitale pour sa trahison et autres méfaits contre Cuba, au bénéfice d'une puissance étrangère ; ils sont punis normalement de la peine de mort, Soyez sûrs que ce n'est que par générosité que Me­noyo, malgré la gravité de ses actes, malgré sa trahison, n'a pas été condamné à une peine plus lourde. Nous n'avons pas jugé une personne pour son désaccord idéologique, politique, mais une personne qui depuis le territoire des États-Unis – depuis le territoire des États-Unis – a organisé de nombreuses actions contre le pays et y a même débarqué à la tête d'hommes en armes.

Je peux désirer prouver mon amitié à Felipe, mais pas en faisant quelque chose que mon propre peuple ne comprendrait pas. Quand les États-Unis nous menacent de telle sorte que nous devons mobiliser toute la population pour défendre le pays à tout prix, ne serait-ce pas une absurdité, un non-sens, de libérer Menoyo et de l'envoyer aux États-Unis préparer d'autres méfaits contre Cuba ? Que dirions-nous ensuite à notre peuple, si une infiltration était organisée par ALFA 66 et Menoyo et que ça coûtait la vie à un milicien, à un ouvrier, à un soldat cubain ? Tant qu'il existera un risque d'agression de notre pays par les États-Unis, nous ne pourrons pas nous permettre le luxe de libérer Me­noyo, du moins tant qu'il n'aura pas purgé sa peine.

Je crois que le peuple espagnol, qu’on trompe sur ce sujet et qu'on manipule, est parfaitement capable de comprendre notre point de vue. Que diraient les Espagnols si je demandais à leur gouvernement de relâcher les membres de l'ETA qui sont emprisonnés ? Puisque nous parlons de cela, parlons-en vraiment. Que diraient-ils ?

RICARDO UTRILLA. À supposer qu'ils soient d’origine cubaine.

FIDEL CASTRO. Que dirait le gouvernement espagnol si nous lui demandions de relaxer les membres de l'ETA qui sont en prison ? Bien sûr, le gouvernement espagnol peut dire que les membres de l'ETA sont espagnols ; mais le problème, c'est que précisément les membres de l'ETA disent qu'ils ne sont pas Espagnols, qu'ils sont Basques. Et je dirai même plus : du point de vue moral, un militant de l'ETA est beaucoup plus digne de respect que Menoyo, parce que les membres de l'ETA ne sont pas des mercenaires, ils luttent pour des convictions, ils croient en leur nationalité et croient en leur droit à l’autodétermination. Moralement et politiquement parlant, vous ne pouvez pas mépriser quelqu'un qui lutte pour ce genre de motivations.

Je ne vais pas parler des méthodes, affirmer que telle méthode est meilleure que telle autre, je m'en tiens simplement aux motivations. Menoyo, par contre, agit pour le compte d'une puissance étrangère et cela, c'est une trahison. Menoyo est quelque chose de plus qu'un prisonnier politique, Menoyo est un traître à son pays, parce qu'il opérait depuis les États-Unis et au service des intérêts des États-Unis, contre Cuba. Les membres de l'ETA – du moins que je sache – ne sont soutenus par aucune puissance étrangère, ils ne travaillent au service d'aucune puissance étrangère, ce ne sont pas des mercenaires. Menoyo est un mercenaire, il a agi au service des États-Unis, au service d'une puissance étrangère contre le pays qui l'a accueilli dès son plus jeune âge, contre le pays où il a vécu, dont il a pris la nationalité et dont il a accepté de respecter les lois.

Du point de vue moral, on ne peut pas comparer Menoyo à un membre de l'ETA. Et si vous voulez que l'on en parle, si vous voulez en parler, en discuter, je suis disposé à en parler longuement et en profondeur.

Je crois que ça ne plairait ni aux Espagnols, ni au gouvernement, ni à personne si nous faisions pression, si nous organisions des campagnes pour les obliger à libérer les membres de l'ETA qui sont en prison en Espagne. Sous prétexte que Menoyo est un descendant d'Espagnols, on en a fait un instrument de pression et de campagne contre Cuba, et là-dessus je suis catégorique, on ne peut pas faire pression sur Cuba. Si un jour l'hostilité et les menaces des États-Unis disparaissaient, nous aurions les mains plus libres. Dans ce cas, sa libération et celle de quelques autres aurait peut-être davantage de sens, car, je le répète, il ne s'agit pas d'un acte de vengeance ou d'animadversion personnelle contre qui que ce soit. Nous n'avons jamais considéré les sanctions prises par la Révolution comme un instrument de vengeance, mais comme un moyen de défense de notre pays.

Menoyo a écopé d’une lourde peine et, je le répète, nous avons été généreux. On a voulu utiliser ce cas pour faire pression sur nous, on a prétendu que ce serait une preuve d'amitié. Oui, nous avons beaucoup d'amitié pour Felipe, personnellement, j'ai beaucoup d’amitié et de respect pour Felipe, mais j'ai encore plus d’amitié pour la Révolution cubaine, j'ai plus d'amitié pour notre pays et j'ai plus d'amitié et de respect pour ma patrie que pour n'importe qui ou n'importe quel pays au monde.

RICARDO UTRILLA. Nous passons à l'Amérique latine ? Pour entrer en matière, croyez-vous maintenant à la possibilité d'une intervention directe des États-Unis au Nicaragua, et dans ce cas quelle serait l'attitude de Cuba ?

FIDEL CASTRO. Malheureusement, cette possibilité d'intervention des États-Unis au Nicaragua existe.

Ceci dit, comme nous l'avons souligné dans nos conversations avec les Étasuniens et les parlementaires, il nous semble inconcevable que les États-Unis commettent une telle erreur. Je leur ai expliqué pourquoi. Laissons de côté le fait que ça constitue une violation incontestable du droit international, car je ne pense pas que ce genre d'argument puisse convaincre ceux qui ont une mentalité impérialiste et se croient en droit d'envahir n'importe quel petit pays.

Mais ce que j'ai dit, c'est qu'en premier lieu, du point de vue pratique, ça n'a pas de sens d'envahir un pays pour résoudre des problèmes qui peuvent parfaitement être réglés par des moyens politiques et pacifiques, par la voie de la négociation, parce que je crois qu'il est possible de trouver des solutions en Amérique centrale, des solutions qui répondent aux intérêts du Nicaragua, des pays centraméricains et des États-Unis eux-mêmes.

Deuxièmement, le Nicaragua fait partie de la famille latino-américaine. L'expérience des Malvinas est encore toute fraîche, cette guerre qui a provoqué une réaction terrible en Amérique latine, car à l'époque le gouvernement argentin était un gouvernement indéfendable, complètement isolé, discrédité ; et malgré ça les peuples latino-américains ont soutenu l'Argentine sans hésitation, c'est-à-dire le peuple argentin, ils ont soutenu la nation argentine dans la guerre qu'elle menait contre les Anglais, et il y a eu un profond sentiment de solidarité.

Les temps ont changé, on n'est plus dans les années 20 ou au début du siècle, lorsque les États-Unis intervenaient à Saint-Domingue, lorsqu'ils intervenaient en Haïti, à Cuba, en Amérique centrale, au Nicaragua sans que cela provoque même un grand mouvement de protestation. À l'époque, ce n’est pas par crainte du communisme qu'ils intervenaient – c’est le nouvel argument, le nouveau prétexte – ni par crainte des révolutions. On invoquait d'autres prétextes à cette époque, quand la Révolution cubaine n'existait pas, quand la Révolution russe n'existait pas : il suffisait parfois d'une dette de cinq millions de dollars qui n'était pas remboursée pour que les États-Unis déclenchent une intervention militaire en Haïti, à Saint-Domingue ou au Nicaragua. On intervenait sous le prétexte d'une dette, on intervenait à tout bout de champ dans les pays d'Amérique centrale et des Caraïbes, sans aucun scrupule.

Aujourd'hui il y a les médias, une plus grande culture, nos peuples ont davantage conscience de leurs droits, de leur indépendance et de leurs prérogatives. A cette époque-là, les Nations Unies n'existaient pas, ni cette Organisation des États américains que les États-Unis se sont chargés de créer pour, ensuite, la discréditer et la détruire.

Une intervention au Nicaragua ébranlerait l'Amérique latine, et créerait en plus une situation exceptionnellement critique sur le plan économique et social. Pour parler d'une façon imagée, disons qu'intervenir au Nicaragua, c'est jouer avec le feu à côté d'une poudrière, car à mon avis la situation politique et sociale de l'Amérique latine peut être comparée à une poudrière. Ce serait véritablement une folie de la part des États-Unis.

Troisièmement, pour intervenir au Nicaragua, il faudrait qu'ils commettent un véritable génocide, qu'ils tuent des milliers de personnes au Nicaragua, des hommes, des femmes et des enfants. Il faudrait peut-être qu'ils tuent des centaines de milliers de personnes, au vu et au su de l'opinion internationale, des médias, de la télévision et du cinéma. Quelles que soient les mesures qu'ils puissent prendre, ils ne pourraient pas cacher l'ampleur du génocide qu'il leur faudrait commettre, pas plus que les blindés, les bombardiers, les chars et les troupes spéciales qu'ils devraient utiliser pour tuer des Nicaraguayens, c'est-à-dire pour tuer des Latino-Américains, des membres de la famille latino-américaine.

Et enfin, ça coûterait de nombreuses vies aux États-Unis, qui s'enliseraient dans une lutte interminable contre le peuple nicaraguayen. Les Nicaraguayens sont combatifs, patriotes, courageux, cela ne va pas être facile de désarmer tous les patriotes nicaraguayens. Par ailleurs, l'expérience a déjà été tentée à l'époque de Sandino, et une poignée d'hommes a résisté pendant des années à l'invasion étasunienne.

Non, il n'existe pas encore de technologie capable de vaincre la résistance populaire. Cela a été démontré partout. Il y a l'exemple du Vietnam, celui du Sahara, ce Sahara que vous, les Espagnols, vous avez cédé au roi du Maroc en pensant peut-être à Ceuta et Melilla, comme si un jour le roi ne pouvait pas se mettre à réclamer aussi Ceuta et Melilla.

À mon avis, parmi les erreurs commises par l'Espagne, je le dis en toute franchise, parmi les faits moraux, les faits à caractère moral dont l'Espagne n'a pas à être fière, il y a celui d'avoir livré le Sahara occidental au Maroc. Après avoir été là pendant des siècles, elle a fini par se retirer d'une façon bien peu glorieuse, et par céder ce désert, où vivent des Sahraouis qui sont aussi Sahraouis que nous, nous sommes Cubains, et qui en plus parlent espagnol, elle l'a cédé au roi du Maroc qui voulait contrôler les mines de phosphate et les richesses de la mer, qui constituent les principales ressources de ce peuple héroïque. Il y a là-bas deux cent mille soldats marocains, mais ils sont incapables de s'emparer de ce pays désertique, où il n'y a pas de bois, pas de forêts, pas de grandes montagnes, ils en sont incapables et ils sont appuyés par les États-Unis, ils sont aidés par des conseillers étasuniens, ils disposent de moyens sophistiqués, de radars qui leur permettent de détecter jusqu'au moindre mouvement d'un homme. Ils en sont incapables et à la longue ils sont condamnés à la défaite. Les Sahraouis sont maintenant sortis de leur isolement, ils sont reconnus par la majorité des pays de l'OUA, c'est un bon exemple.

Les Salvadoriens se battent depuis cinq ans contre une armée encadrée par les États-Unis, malgré tous ses avions, tous ses hélicoptères, tous ses vols de reconnaissance, tout ce matériel sophistiqué dont elle dispose. Ils ont prouvé qu'ils sont capables de s'adapter à la stratégie des États-Unis, à la technologie des États-Unis, et aussi aux nombreuses ressources d'ordre militaire et économique que les États-Unis fournissent à l'armée salvadorienne.

Il y a beaucoup d'exemples dans le monde, ça n'a rien de nouveau. Prenons le cas de Cuba : si on se reporte aux archives de l'histoire de Cuba, pendant dix ans une poignée de Cubains ont fait la guerre à trois cent mille soldats espagnols, rien que dans le centre et l'est de l'île. Nous avons été le Vietnam du siècle dernier.

Mais il est démontré qu'il n'existe pas de technologie capable d'écraser les mouvements de résistance populaire, ceux qui sont motivés par un idéal patriotique, par un idéal révolutionnaire, et on n'en trouvera pas. Les États-Unis devraient payer un prix si élevé sur le plan politique et humain que, je l'ai dit aux Étasuniens, une invasion du Nicaragua me semble inconcevable.

Vu la puissance militaire des États-Unis, leurs nombreux porte-avions, leur supériorité aérienne et navale absolue dans la région, les Nicaraguayens ne pourraient pratiquement recevoir aucune aide, car il suffit que les États-Unis instaurent un blocus aérien et naval rigoureux, avec les moyens militaires dont ils disposent, pour que personne, pas plus Cuba qu'un autre, ne puisse le rompre. Autrement dit, il nous serait pratiquement impossible de leur fournir un soutien militaire dans ces circonstances.

Nos propres Forces armées ont un caractère défensif, nous sommes forts sur le plan de la défense du pays, nous avons des forces puissantes de ce point de vue et cette force repose aussi sur le peuple, l'organisation de millions de personnes, le peuple est organisé partout, sur chaque mètre carré de terrain, dans les villes, dans les villages, à la campagne, à la montagne, dans les plaines. Autrement dit, nous sommes très forts quand il s'agit d'une guerre de ce genre, d'une guerre du peuple en cas d'invasion ; nos moyens navals et aériens sont limités et sont faits de moyens techniques à caractère entièrement défensif, nous savons comment les utiliser en coordination avec les forces terrestres qui seraient effectivement efficaces en cas d'invasion, mais nous ne disposons pas de moyens aériens et navals suffisants pour rompre un blocus imposé par les États-Unis. Et même, dans le cas où ce blocus serait dirigé contre nous, nous n'aurions pas les moyens militaires de le rompre. Nous avons des plans, des programmes, nous savons comment résister, que faire dans ces circonstances. Nous avons des plans en cas de blocus, de blocus avec guerre d'usure, de blocus avec invasion du pays, y compris avec occupation du pays. Nous avons tout prévu.

Les Nicaraguayens suivent la même philosophie que nous. Ils n'ont pas de forces armées offensives et ça n'aurait aucun sens qu'ils utilisent leurs forces contre un de leurs voisins. Ce serait offrir sur un plateau d'argent aux États-Unis les prétextes à une intervention dans le pays, à une invasion, à une agression.

Nous, les révolutionnaires, nous avons prouvé que nous savons garder notre sérénité et notre sang-froid, puisque nous avons nous-mêmes sur notre territoire des troupes des États-Unis et une base navale illégale, depuis la fin des guerres dont je vous ai parlé; un gouvernement fantoche qu'il y avait ici à l'époque l'a louée pour cent ans. Que dis-je, cent ans! Ils n'ont même pas fixé de limite alors que le droit international prévoit un maximum de cent ans dans ces cas-là.

RICARDO UTRILLA. Je crois qu'en définitive, matériellement, Cuba ne pourrait rien faire.

FIDEL CASTRO. C'est matériellement impossible. Les États-Unis le savent, tout le monde le sait et quiconque a quelque expérience militaire sait bien que nous n'aurions pas le choix, qu'il n'est pas dans nos moyens de rompre ce blocus, que nous ne pourrions même pas rompre un blocus contre Cuba. Nous pouvons résister à un blocus, résister à l'agression. Les Nicaraguayens partent du même principe. Nous sommes de petits pays dans cette région, où il existe une supériorité écrasante des États-Unis en armes classiques, aériennes, navales et même nucléaires. Je crois que c'est ce qui donne la mesure du mérite de nos peuples. Ça ne nous écrase pas, ça ne nous démoralise pas, ça ne nous intimide pas, et nous sommes décidés à lutter. Dans ces conditions, nous savons qu'une agression contre Cuba, par exemple, se solderait par une défaite des États-Unis, mais à un prix extrêmement élevé pour nous, c'est une sorte de gloire et de victoire que nous ne pouvons pas souhaiter, même si nous en connaissons d'avance l'issue. Il faudrait des millions de soldats pour occuper Cuba de façon prolongée et ils ne les ont pas ; de toute façon, ils ne réussiraient pas à l'occuper à moins d'exterminer le peuple ; ils peuvent lancer quelques bombes nucléaires et nous faire disparaître de la surface de la terre, mais cela ne constitue par une défaite. Quand un peuple est capable de résister, de ne pas amener son drapeau, de se battre jusqu'au dernier souffle, il ne peut pas être vaincu aux yeux de l'Histoire. Être vaincu, c'est abdiquer, c'est amener son drapeau.

A supposer qu'ils puissent nous exterminer, ce serait une victoire à la Pyrrhus, et ils ne peuvent pas le faire, pas impunément.

Oui, notre pays peut être exterminé mais il ne peut pas être vaincu. C'est notre philosophie, c'est la philosophie des Nicaraguayens, la philosophie des Salvadoriens. Ils ne se rendront pas, même si l'armée salvadorienne reçoit une aide militaire et économique de dix milliards de dollars.

RICARDO UTRILLA. Quelle est donc la solution en Amérique centrale pour les États-Unis ? Laisser le champ libre à la Révolution sandiniste ?

FIDEL CASTRO. Du point de vue des États-Unis, l'objectif est de détruire la Révolution sandiniste, comme ils avaient autrefois l'objectif de détruire la Révolution cubaine, de détruire l'indépendance du Viet­nam du Nord et la Révolution au Vietnam du Sud, de la même façon que les Français ont cherché à maintenir leur domination en Indochine et en Algérie. La France est un des pays les plus avancés et les plus puissants d'Europe sur le plan militaire ; l'Algérie de­vait avoir 85 p. 100 d'analphabètes, un pays pratiquement désertique, qui a du moins beaucoup de régions désertiques, mais le peuple algérien n'en a pas moins été capable de résister et de conquérir son indépendance. Autrement dit, on a fait beaucoup de guerres pour empêcher les pays de rétablir leur souveraineté, pour les empêcher d'accéder à l'indépendance, pour faire obstruction aux processus révolutionnaires, et tout a finalement été inutile.

Ceci dit, la thèse selon laquelle le Nicaragua représenterait un risque, une menace pour les États-Unis est une légende, un mythe. Comment peut-on soutenir ce mensonge, affirmer que ce petit pays de trois millions d'habitants, parmi les plus pauvres de toute l'Amérique latine, un pays qui a une dette de plusieurs milliards de dollars, un pays détruit par le somozisme et les tremblements de terre, peut constituer une menace pour la sécurité des États-Unis ? C'est vraiment indignant.

RICARDO UTRILLA. Mais il y a l'exemple, qui peut être suivi par d'autres pays qui lui ressemblent...

FIDEL CASTRO. Si c'est l'exemple qu'on veut détruire, c'est une autre histoire.

RICARDO UTRILLA. C'était déjà le cas de Cuba.

FIDEL CASTRO. Si, pour résoudre le problème, il faut qu'un pays renonce à sa souveraineté et à ses idées, il n'y aura pas de solution.

RICARDO UTRILLA. C'est que d'après le schéma étasunien, un peuple ne peut exprimer ses idées que dans le cadre d'une démocratie de type occidental, c'est-à-dire à travers des élections libres où les partis peuvent agir, intervenir dans une campagne électorale, tout ce mécanisme.

FIDEL CASTRO. Oui, c'est ce qu'ont fait les Nicaraguayens, c'est ce qu'ils ont fait dans le respect le plus strict des normes électorales libérales, bourgeoises, occidentales, comme on voudra les appeler ; ils ont accepté de se plier à ces règles ; on leur a même demandé d'avancer les élections, et ils les ont avancées. Des élections au scrutin direct, auxquelles ont pu participer tous les partis qui le souhaitaient ; ils ont même accordé une aide financière aux partis d'opposition qui s'organisaient.

Mais que s'est-il passé pour ces élections au Nica­ragua ? Les États-Unis savaient que la droite allait perdre les élections, ils savaient que les sandinistes allaient l'emporter avec une majorité écrasante et ils les ont sabotées dès le premier moment, en invoquant toutes sortes de prétextes, ils ont même exigé leur ajournement. Les sandinistes étaient déjà aux prises avec les problèmes d'une guerre interne, les problèmes économiques ; le problème des élections venait s'y ajouter. Ils ont accepté malgré tout, ils ont passé l'épreuve du feu.

Ils savaient eux aussi qu'ils allaient gagner les élections, ils savaient qu'ils pouvaient compter sur le soutien du peuple, de la même façon que les États-Unis savaient que leurs partis, leurs pupilles du Nicaragua, allaient perdre les élections. C'est le gouvernement de ce pays qui a encouragé Cruz à se retirer, à saboter les élections, il voulait que les libéraux se retirent aussi, que Godoy se retire, nous le savons bien, nous savons quelle a été la stratégie des États-Unis; d'abord, faire en sorte que Cruz se retire et ensuite faire pression sur Godoy pour qu'il se retire à son tour, pour que les sandinistes se retrouvent seuls, bref pour discréditer, remettre en cause ces élections.

Les États-Unis n'ont pas osé relever le défi électoral. Ils n'arrêtaient pas de parler des élections mais lorsqu'on a donné à leurs partis, à leurs candidats, l'occasion de se présenter, ils n'ont pas osé accepter, ce ne sont pas les Nicaraguayens qui ont rejeté la traditionnelle formule électorale démocratique-bourgeoise, qui tourne à la comédie dans beaucoup de pays, comme vous le savez, une comédie où l'on embauche d'ailleurs souvent les entreprises publicitaires des États-Unis les plus spécialisées, les experts qui vendent la façade, fabriquent les campagnes électorales pour des centaines de millions de dollars, de la même façon qu'ils vendent le Coca-Cola, les Chesterfield, les meubles, les parfums et tous les produits de la société de consommation. C'est souvent ainsi que les choses se passent en Amérique latine.

Les sandinistes ont donc relevé le défi des élections, ce sont les États-Unis qui ne l'ont pas accepté, qui ont essayé de les saboter pour ensuite les remettre en cause. Mais plus de mille observateurs et journalistes étaient sur place ; ils ont pu constater que la population se rendait aux urnes, et avec enthousiasme, il y a eu plus de votants au Nicaragua qu'aux dernières élections des États-Unis. Environ 50 p. 100 des électeurs étasuniens ont voté, contre plus de 70 p. 100 au Nicaragua, de 70 à 80 p. 100. Et pour ce qui est des suffrages exprimés, Daniel a recueilli plus de voix que Reagan, plus de 60 p. 100, 66 ou 67 p. 100. Si on ajoute les votes d'autres partis qui se disent plus à gauche que les sandinistes, ceux qui ont voté, disons, pour le processus révolutionnaire, sont plus de 70 p. 100; et, je le répète, 70 à 80 p. 100 des électeurs ont voté, beaucoup plus qu'aux États-Unis, De quel droit remet-on en cause les élections du Nicaragua ? Eux, ils ont accepté le défi, ce sont les États-Unis qui ne l'ont pas accepté.

Ceci dit, il y a moyen de résoudre le problème. C'est ce que je dis et je suis absolument convaincu qu'une solution politique négociée est possible au Nicaragua ; à en juger par l'information qui se dégage de toutes les conversations qui ont eu lieu, par les points de vue exposés par toutes les parties, il existe forcément une solution, j'en suis persuadé. C'est ce que se propose le Groupe de Contadora : trouver une solution en Amérique centrale. Et qui donc s'est opposé à la solution, à la formule de Contadora ? Pas le Nicaragua. Les États-Unis.

Les États-Unis n'arrêtaient pas de répéter qu'ils soutenaient Contadora, jusqu'au moment où ils ont été mis au pied du mur, l'heure de la vérité. Les pays de Contadora ont rédigé un document qui stipule des conditions et des limitations très dures pour le Nicaragua, à bien des égards. Les Nicaraguayens ont accepté, ils ont pris une décision courageuse en approuvant ce document et les États-Unis ne l'ont pas accepté. Pourquoi n'a-t-on pas signé l'acte de Contadora? Parce que les États-Unis l'ont récusé, tout simplement, ils veulent le modifier, ils ont mobilisé les pays alliés de la région pour remettre en cause l'acte de Contadora. Voilà les faits, et personne ne l'ignore.

Ce que j'en pense? Je pense que les États-Unis espèrent toujours détruire la Révolution nicaraguayenne de l'intérieur. Pourquoi ? Ils comptent tout d'abord sur les difficultés économiques du Nicaragua ; ces difficultés sont de trois ordres. Un, celles de tous les pays d'Amérique latine et des Caraïbes ; la République do­minicaine a les mêmes problèmes, vous pouvez le constater, le Panama aussi, l'Uruguay, le Pérou aussi, tous les pays ont des problèmes qui dérivent de la crise économique internationale, des cours déprimés de leurs produits d'exportation, sans compter la dette.

Deux, les difficultés provoquées par les mesures économiques que les États-Unis ont adoptées contre le Nicaragua : ils ont supprimé pratiquement son quota sucrier, comme ils l'avaient déjà fait pour Cuba, ils ne lui en ont laissé qu'une petite partie et ils ont pris une série de mesures contre l'économie du pays, car il ne faut pas oublier que les États-Unis étaient le principal marché du Nicaragua.

Trois, enfin, l'action des bandes contre-révolutionnaires, des milliers d'hommes organisés, entraînés et approvisionnés par la CIA, qui se consacrent entièrement au sabotage économique. Leur premier objectif est le préjudice économique, ils cherchent à entraver la cueillette du café, à détruire les installations économiques, à détruire les moyens de transport. Les bandes contre-révolutionnaires ont pour instruction numéro 1 de s'attaquer à l'économie du Nicaragua. Et le fait est qu'elles ont affecté la production de café à 30 et 35 p. 100 ; la pêche, la production de bois et de céréales ont également été touchées.

Les États-Unis pensent que les Nicaraguayens ne pourront pas tenir, que les problèmes économiques ajoutés à l'action des bandes armées contre-révolutionnaires liquideront de l'intérieur la Révolution sandiniste. Je ne crois pas que les États-Unis pensent à une invasion directe, pour le moment en tout cas ; c'est mon point de vue personnel. Il y aura de nouveau des risques d'intervention lorsqu'ils se rendront compte qu'on ne peut pas détruire la Révolution nicaraguayenne de l'intérieur. En dehors de leur propre production, qui doit représenter 75 ou 70 p. 100, les Nicaraguayens peuvent compter sur l'aide de plusieurs pays occidentaux, dont l'Espagne, qui s'ajoute à l'aide des pays socialistes. Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer il n'y avait pas une seule balle dans ces sept bateaux dont parlait le Pentagone, ces bateaux qui étaient chargés censément d'armes, il n'y avait là que des produits de première nécessité, du pétrole, du blé, du riz et d'autres denrées alimentaires, des matériaux de construction, des produits chimiques, des engrais, des produits dont les Nicaraguayens ont besoin et qui, bien administrés, leur permettent, ajoutés à leur production, de supporter la crise économique. Pour ce qui est des bandes, elles ne pourront jamais faire échec à l'armée sandiniste.

RICARDO UTRILLA. Cuba n'a pas fourni d'aide militaire aux Nicaraguayens, en dehors des instructeurs ?

FIDEL CASTRO. Dans quel sens ?

RICARDO UTRILLA. Avec du matériel ou...

FIDEL CASTRO. Nous avons aidé les Nicaraguayens dans la mesure de nos possibilités, mais pas avec des troupes, naturellement. Là-bas, il n'y a pas de troupes, il n'y a pas une seule unité militaire cubaine, ils n'en ont d'ailleurs pas besoin, il n'y a là que des conseillers, des instructeurs, des professeurs, ce genre de personnel.

RICARDO UTRILLA. Dans les combien ?

FIDEL CASTRO. Je ne vais pas donner de chiffres, parce que je n'ai pas le droit de le faire. Je dis qu'il y a une coopération militaire, il y a bien entendu une collaboration militaire, avec le type de personnel dont je vous parle, parce qu'ils ont dû faire une nouvelle armée. Ils n'avaient pas d'officiers de métier, pas de professeurs pour leurs écoles militaires, pas de cadres professionnels, tous les officiers formés qu'il y avait étaient ceux de Somoza ; ils ont dû faire une nouvelle armée, préparer à la défense des centaines de milliers de citoyens. Ils avaient donc besoin de professeurs, d'instructeurs et de conseillers, et nous leur en avons fourni l'indispensable.

RICARDO UTRILLA. C'est le mot que vous emploieriez : pas même le nécessaire, l'indispensable.

FIDEL CASTRO. Je dirais aussi le nécessaire. Mais je ne dois pas parler de chiffres. J'ai donné un jour, il y a longtemps, des chiffres approximatifs, mais je ne pense pas le refaire. Ce ne sont vraiment pas des chiffres que nous devons divulguer, publier. Nous n'avons aucune objection à ce que les Nicaraguayens donnent les chiffres s'ils le désirent, mais il ne nous semble pas correct de notre part de donner des informations sur le nombre de Cubains qu'il y a au Nicaragua.

Mais la collaboration n'est pas seulement militaire. Au Nicaragua, elle est aussi et surtout civile. Nous avons récemment inauguré dans ce pays une sucrerie qui figure parmi les industries les plus importantes d'Amérique centrale, qui a été construite en un bref laps de temps, pour laquelle nous avons fourni à peu près 80 p. 100 des équipements – 65 p. 100 produits à Cuba et le reste acheté dans les pays socialistes – ainsi que le projet, les techniciens, les ingénieurs, les ouvriers qui ont travaillé côte à côte avec les ouvriers nicaraguayens. Soit dit en passant, le jour de l'inauguration de la sucrerie, nous en avons fait don au Nicaragua.

Notre coopération économique avec le Nicaragua a toujours été gratuite, la sucrerie était une exception. Pendant les négociations préalables, les Nicaraguayens nous ont demandé un crédit pour construire la sucrerie. A cette époque, la production augmentait au Nicaragua, pour plusieurs articles tels que le café. Puis il y a eu l'action des bandes contre-révolutionnaires, l'intervention des États-Unis, l'hostilité des États-Unis, et la production a commencé à décliner. Nous avons compris la situation et nous avons dit que puisqu'ils avaient des difficultés économiques, mieux valait annuler la dette. Ça nous semblait plus juste et conforme à nos positions. Cuba a donc renoncé à ces crédits et annulé la dette contractée par le Nicaragua pour la construction de la sucrerie. Nous les avons aussi aidés à construire des routes, des ponts et d'autres ouvrages.

RICARDO UTRILLA. La dette correspondant à la sucrerie a donc été annulée ?

FIDEL CASTRO. Totalement. C'est maintenant nous qui sommes en dette avec eux, il nous reste quelques centaines de tonnes de pièces à envoyer et, la dette étant annulée, de créditeurs nous sommes devenus débiteurs. Il faut encore que nous leur envoyions des pièces. La dette est totalement annulée.

RICARDO UTRILLA. Et la guérilla salvadorienne, est-ce que vous l'aidez d'une façon ou d'une autre ?

FIDEL CASTRO. Laissez-moi en finir avec le Nicaragua. Dans le domaine de l'éducation nous lui avons aussi fourni une aide importante, et la santé publique est une de nos principaux domaines de coopération avec le Nicaragua. Les médecins et le personnel paramédical cubains qui travaillent au Nicaragua se chiffrent par centaines. En ce moment, ils en ont besoin à cause de la guerre ; il faut des chirurgiens pour les blessés. Il y a des chirurgiens et des médecins qui s'occupent des blessés de guerre, mais la plupart de notre personnel médical soigne la population.

Nous coopérons aussi dans l'agriculture et dans le sport. L'essentiel de notre coopération avec le Nicaragua est civil ; je disais tout à l'heure économique, mais il faut ajouter à l'économie l'éducation, la santé, etc. Nous formons aussi des cadres. Nous avons un programme de formation d'instituteurs nicaraguayens ; nous en avons déjà formé 1 500. Le gros de la coopération est civil, mais il y a aussi une coopération militaire, c'est bien connu et nous l'avons dit. Ça me semble absolument juste, personne n'a le droit de nous le reprocher et encore moins les États-Unis qui, au mépris de toutes les normes internationales, organisent, entraînent, approvisionnent et dirigent des bandes mercenaires contre le peuple et le gouvernement du Nicaragua. Au nom de quoi remettre en question notre droit à offrir une coopération relativement modeste à un peuple qui en a besoin pour sa défense ? Le poids fondamental de cette lutte et de cet effort retombe sur les Nicaraguayens, c’est prouvé : les bandes ont fait des milliers de morts au Nicaragua, et ce sont en majorité des civils, des femmes, des enfants. Ils attaquent un autobus plein de civils, un camion, des villages, et ça fait bien plus de victimes parmi les civils que parmi les militaires. Près de 4 000 personnes. Ça, les États-Unis le savent, et je ne parle que des victimes tombées du côté sandiniste. Il faudrait aussi compter les Nicaraguayens qu'ils ont conduits à la mort en les enrôlant dans la contre-révolution. Cette sale guerre organisée par les États-Unis doit bien avoir fait huit ou neuf mille morts.

À mon avis naturellement, bien qu'il y ait une solution, les États-Unis ne vont ni négocier sérieusement, ni appuyer le Groupe de Contadora et ses efforts tant qu'ils auront l'espoir de liquider la Révolution sandiniste de l'intérieur. C'est tragique mais c'est comme ça. Ils ont encore l'espoir de liquider la Révolution de l'intérieur, et c'est pour ça qu’ils ne négocient pas sérieusement. Si les États-Unis veulent négocier sérieusement, il y aura sans aucun doute des règlements pacifiques en Amérique centrale, des solutions qui satisferont à la fois le Nicaragua, les autres peuples centraméricains et les États-Unis.

MARISOL MARIN. Croyez-vous que les sandinistes et les guérilleros salvadoriens aspirent à mettre en place dans leurs pays respectifs un modèle politico­-économique de type cubain ?

FIDEL CASTRO. Rien n'est plus éloigné de la réalité. Je sais ce que pensent les sandinistes et je sais ce que pensent les Salvadoriens. Nous avons naturellement davantage de contacts avec les Nicaraguayens, s'agissant d'un gouvernement constitué. Les Salvadoriens, eux, sont dans leur pays, la plupart de leurs principaux chefs sont en El Salvador depuis longtemps, mais nous savons quand même ce qu'ils pensent.

Le Nicaragua est un pays beaucoup moins développé que ne l'était Cuba au triomphe de la Révolution. Cuba avait déjà un certain développement industriel, avec une classe ouvrière plus nombreuse – il y avait des centaines de milliers d'ouvriers agricoles et des centaines de milliers d'ouvriers industriels – une classe ouvrière beaucoup plus développée. Le Nicaragua est bien plus en retard que Cuba au triomphe de la Révolution sur les plans industriel et économique. Au Nicaragua, il y a beaucoup d'artisans, qui vivent de l'artisanat, et beaucoup de petits commerçants. Les conditions sont très différentes de ce qu'elles étaient à Cuba au triomphe de la Révolution.

Ils comprennent parfaitement qu'ils luttent avant tout pour l'indépendance, la libération nationale, le progrès social : faire la Réforme agraire, étendre l'éducation à tout le pays, assurer la santé à tous ses habitants. La grande priorité pour le gouvernement nicaraguayen, c’est le développement économique, et non la construction du socialisme.

MARISOL MARIN. Voulez-vous dire que ce n'est ni une priorité ni un objectif ?

FIDEL CASTRO. Non, ce n'est pas son objectif, ni immédiat, ni à moyen terme. Je pourrais ajouter, si vous voulez, que ce n'est pas son objectif actuel. Quand je parle d'objectif actuel, je veux parler, comme eux, d'une période relativement longue.

Je crois que le modèle du Nicaragua – et je n'ai pas le moindre désaccord avec eux, ni théorique ni pratique, je le dis en toute franchise – est parfait, compte tenu des conditions du pays et de l'Amérique centrale. C'est un modèle parfait.

Je peux m'étendre un peu plus longuement là-dessus.

Ça ne veut pas dire que les Nicaraguayens ne soient pas des révolutionnaires. Les Nicaraguayens sont des révolutionnaires. Ce serait une erreur que de penser que ce ne sont que des réformistes, des patriotes, des démocrates qui ne veulent pas de transformations sociales dans le pays.

Je crois que les Nicaraguayens sont des révolutionnaires, et je ne crois pas qu'ils aient renoncé – aucun révolutionnaire n'y renonce – à transformer la société et même à construire le socialisme lorsque cela sera possible ou deviendra possible. Je ne crois pas qu'ils aient renoncé à ce que leur Révolution aille un jour aussi loin que n'importe quelle autre révolution sociale. Il me semble, par exemple, que Felipe n’a pas renoncé aux objectifs du socialisme en Espagne, bien que l'Espagne soit et reste une société capitaliste avec un grand nombre d'entreprises non seulement nationales mais aussi transnationales.

Felipe parle de socialisme et je suppose que le Parti socialiste ouvrier espagnol a, entre autres objectifs, celui de construire le socialisme. C'est du moins ce qui se disait quand le Parti a été fondé. Mais à moi de poser une question : Felipe se propose-t-il de construire le socialisme en Espagne dans l'immédiat ? Il y a en Espagne une société complètement capitaliste, et ça, même le plus ignorant des spécialistes en questions économiques, sociales et historiques ne le contesterait pas. Et il y a cependant davantage de conditions objectives favorables à la construction du socialisme en Espagne qu'au Nicaragua. Je ne crois donc pas que les sandinistes renoncent à la construction du socialisme à long terme, mais ils ne se proposent pas d'établir un régime socialiste au Nicaragua à moyen terme. Leur organisation s'appelle Front sandiniste de libération nationale, pas Parti socialiste.

C'est pourquoi je te disais – j'en reviens à ta question sur les priorités – qu'ils donnent pour le moment la priorité à toute une série de réformes de structure, dont la plus importante est sans doute la Réforme agraire. Ils ont aussi nationalisé, naturellement, les propriétés de Somoza, mais ils n'ont pas nationalisé les propriétés de la bourgeoisie parce qu'au Nicaragua il n'y avait pratiquement pas de bourgeoisie, rien qu'un embryon de bourgeoisie. Il y avait au Nicaragua quelqu'un qui possédait de nombreuses entreprises : Somo­za ; ils ont confisqué les biens de Somoza parce qu'elles étaient le produit du vol et, naturellement, ils n'en ont fait cadeau ni aux transnationales ni aux entreprises privées. Je ne crois pas qu'on puisse reprocher aux sandinistes d'avoir confisqué les biens de Somoza et de n'en avoir pas fait cadeau eux entreprises étasuniennes et privées. Il y a au Nicaragua une raffinerie de pétrole qui est la propriété d'une transnationale étasunienne. Des Étasuniens, des gens d'autres pays, des entreprises nationales et étrangères y ont des propriétés, et ils n'ont pas l'intention de les nationaliser.

Je dis donc qu'il y a une série de changements de structure et un programme de développement économique et social. C'est tout ce que les Nicaraguayens ont devant eux pour le moment, et il faut le comprendre. Ce n'est pas une histoire, pas une invention, je ne cherche à tromper personne. C'est leur modèle, nous y adhérons totalement du point de vue théorique et pratique, parce qu'il nous semble tout à fait adaptée à la réalité du Nicaragua. Si Cuba leur apporte une aide financière et technique pour qu'ils construisent une sucrerie, ils ne vont pas en faire cadeau à une entreprise privée. Dans de nombreux pays, au Mexique par exemple, le pétrole appartient à l'État, l'industrie pétrochimique appartient à l’État, l'industrie sidérurgique appartient à l'État ; au Nicaragua, le contrôle du commerce extérieur et des ressources financières appartient à l'État. C'est ce qui se passe aussi dans plusieurs pays capitalistes ; et je crois même savoir qu'au Nicaragua il existe des banques privées. Mais ce ne sont pas les banques privées qui contrôlent les finances, c'est l'État, ce ne sont pas les entreprises privées qui contrôlent le commerce extérieur, c'est l'État. Voilà le genre de mesures qu'ils ont prises.

Ils doivent développer le pays, c'est leur programme ; développer le pays grâce à un programme de développement agricole, industriel, énergétique. Le développement économique du pays constitue la tâche fondamentale, et je pense que l'entreprise privée y participera aussi dans la mesure de ses possibilités. Ils se proposaient même de faire des lois sur les investissements étrangers. Il y a sans doute des secteurs où ils n'ont ni la technologie ni les ressources nécessaires et où ils devront, je suppose, recourir aux ressources étrangères et aux entreprises étrangères ; pas seulement eux, même nous si c'est nécessaire. Il y a des circonstances où on peut avoir besoin de la technologie et des investissements étrangers.

Le développement est l'objectif fondamental du pays, il est très difficile de construire le socialisme sans développement. Naturellement, ce développement ne sera pas mis au service des intérêts du capitalisme, il ne sera pas placé sous la direction des propriétaires terriens et des capitalistes, mais d’un gouvernement révolutionnaire qui est lui-même au service du peuple et non au service des propriétaires terriens, de l’oligarchie ou de l'entreprise étrangère, comme c'est le cas partout ailleurs sur ce continent. Je crois que c'est bien clair et je connais bien, je peux vous l'assurer, ce modèle qui est celui de l'économie mixte et du pluripartisme, oui, pluripartisme, il ne faut pas avoir peur des mots.

Ils se proposent maintenant de faire une Constitution. Je ne veux pas m’aventurer, avancer des jugements sur le genre de Constitution qu'ils vont faire. Ils travaillent, mais j'imagine que ce modèle sera contenu dans la Constitution.

MARISOL MARIN. Et dans le cas des Salvadoriens ?

FIDEL CASTRO. Je crois que c'est exactement le même cas. El Salvador est peut-être un peu plus industrialisé que ne l'était le Nicaragua, mais je n'ai pas entendu les Salvadoriens parler de socialisme. Ce qu'ils veulent, c'est se libérer d'un régime génocide et d'un système qui, comme chacun sait, dure depuis longtemps et où une oligarchie, un petit groupe de trente à quarante familles est propriétaire de ce pays. Il me semble que le modèle salvadorien sera plus ou moins semblable à celui du Nicaragua. Je crois même que d'autres pays d'Amérique latine, une fois libérés, ne se proposeront pas à court ou à moyen terme de construire le socialisme.

Il me semble qu'il y a deux problèmes essentiels en Amérique latine. En premier lieu, le problème de l'indépendance. La première chose que l'Amérique latine doit faire, c'est conquérir son indépendance parce qu'en réalité elle n'est pas indépendante. En second lieu, celui du développement, qui doit être accompagné de changements structurels et qui doit être à la fois économique et social. Dans certains pays d'Amérique latine, les transnationales ont fait de gros investissements, ont atteint des niveaux de production déterminés, mais ça n'a été accompagné d'aucun développement social. L'analphabétisme touche encore 30 p. 100 de la population, le semi-analphabétisme 80 p. 100, les conditions sanitaires sont désastreuses, la mortalité infantile est élevée, l'espérance de vie réduite. Il y a encore une infinité de problèmes sociaux. Ce sont là les deux grands problèmes de l'Amérique latine. Naturellement, ce ne sont pas les oligarques, ni les militaires à la solde des entreprises étrangères, de l'oligarchie ou des États-Unis qui vont conquérir l'indépendance. C'est le peuple qui devra la conquérir.

Il me semble, même si on ne peut pas faire de prophétie, que d'autres pays latino-américains suivront, dans une mesure plus ou moins large, le modèle du Nicaragua. Le modèle du Nicaragua est réel, c'est-à-dire que ce n'est pas une invention, un prétexte, un mensonge, une duperie. Ils ont pris les choses au sérieux, ils ont fait un pari que je trouve admirable. Ils font confiance au peuple, et s'ils travaillent bien, ils auront toujours le soutien du peuple.

Le secret, pour rester au pouvoir, ne dépend pas de mécanismes constitutionnels ou de systèmes électoraux. Dans notre système – qui n'est pas celui du Nicara­gua – si la Révolution n'était pas soutenue par le peuple, elle perdrait le pouvoir. En effet, comment se déroulent les élections ? Ce sont les citoyens eux-mêmes qui proposent les candidats. Ceux qui s'intéressent à cette question peuvent vérifier que ce n’est pas le Parti qui propose les candidats et que ce sont les délégués des circonscriptions qui élisent le pouvoir municipal, le pouvoir provincial et le pouvoir national. Pour se maintenir au pouvoir, il ne s'agit pas de jouer avec les mécanismes électoraux, mais de conserver le soutien du peuple. Avec le soutien du peuple, on se maintient au pouvoir, quel que soit le mécanisme ; sans l'appui du peuple, on perd le pouvoir, quel que soit le mécanisme. C'est comme ça.

Le Nicaragua a donc accepté, et c'est admirable, des élections classiques, traditionnelles, comme celles qui ont lieu aux États-Unis et dans d'autres pays d'Amérique latine quand elles ont lieu, c'est-à-dire pas souvent, car l'histoire du Guatemala, d’El Salvador, du Nicaragua, n'est pas précisément une histoire de processus électoraux. Depuis l'époque de Walker, le pirate étasunien qui est intervenu au milieu du siècle dernier en Amérique centrale, jusqu'à nos jours, cette histoire n'est pas une histoire d'élections. Le cas du Costa Rica est une exception ; il ne faut pas en chercher au Honduras, au Nicaragua, au Guatemala ou en El Salvador. Pendant un siècle, ces pays ont connu des choses terribles et les États-Unis n'ont jamais parlé de démocratie dans leur cas. Ils se sont mis à parler de démocratie quand la révolution a éclaté en Amérique centrale. Ils n'en ont jamais parlé auparavant.

MARISOL MARIN. Quand vous dites que d'autres pays d'Amérique latine suivent ou semblent suivre le modèle du Nicaragua, à quels pays pensez-vous ?

FIDEL CASTRO. Je pense aux changements sociaux qui se produiront inexorablement en Amérique latine, je ne pense pas à un pays en particulier, mais à n'importe quel pays où le peuple prendra le pouvoir, où ce sera réellement le peuple qui prendra le pouvoir et non les oligarques, les représentants du grand capital, l'armée traditionnelle, bien qu'il existe deux cas où l'armée a joué un rôle progressiste : le Pérou et le Panama. On ne peut pas généraliser quand on parle des armées ; on ne peut même pas encore dire quel sera le rôle des forces armées dans ces changements. Dans certains pays, la position des militaires sera très réactionnaire et dans d'autres, elle peut être très progressiste. Il y a deux cas où l'armée a joué un rôle très progressiste : le Pérou et le Panama. Au Panama, c'est la Garde nationale, avec Torrijos, qui a mené la lutte pour les revendications sur le canal. Au Pérou, le gouvernement militaire de Velazco Alvarado a favorisé d'importantes initiatives sociales et économiques de caractère progressiste, dont une réforme agraire assez profonde.

RICARDO UTRILLA. Avant de passer à des questions latino-américaines plus générales, je me permets d'insister sur ma question précédente : quel type d'aide apporte Cuba à la guérilla salvadorienne ?

FIDEL CASTRO. J'ai déjà répondu, quand on m'a posé cette question, que je ne veux ni affirmer que nous apportons une aide, ni le nier, Ce que je veux dire, c'est qu'ils peuvent compter et qu'ils pourront compter sur notre solidarité politique, sur notre soutien dans tous les domaines et dans l'arène internationale. Comme je le disais il n'y a pas longtemps, il est pratiquement impossible d'aider les Salvadoriens en leur fournissant des armes, Le débat sur ce thème est pratiquement byzantin.

RICARDO UTRILLA. Pratiquement, c'est pratiquement impossible, comandante.

FIDEL CASTRO. Pratiquement impossible. Je ne peux pas dire que ce soit totalement impossible, mais c'est pratiquement impossible. Je dis aussi que le sujet est pratiquement byzantin – là aussi je dis « pratiquement » – parce qu'il s'agit d'un problème théorique. Je dis qu'on ne peut pas remettre en cause l'aide aux Salvadoriens d'un point de vue moral dans l'absolu et même du point de vue de la justice la plus stricte, parce que les Salvadoriens ont commencé à lutter contre un régime qui a pratiqué le génocide systématique, qui a assassiné 50 000 personnes dans le pays. Les Salvadoriens luttent pour leur survie. Je crois que leur cause est juste et qu'on ne peut pas remettre en question le droit d'aider un pays, un mouvement, un peuple qui lutte pour sa survie et contre le génocide.

Au nom de quels principes les États-Unis peuvent-ils exiger qu'on n'aide pas El Salvador et remettre en question l'aide à El Salvador, alors qu'eux-mêmes organisent des milliers d'hommes qu'ils approvisionnant et qu'ils arment pour faire la contre-révolution au Nicaragua ?

C'est pourquoi, sur le plan moral, sur le plan des principes, on ne peut pas remettre en question l'aide aux Salvadoriens. On peut toujours discuter de cette aide sur le plan théorique, moral, juridique, si vous voulez, mais sur le plan pratique, les choses sont très difficiles.

J'ai dit aussi que cette question n'était pas fondamentale. Ici, à Cuba, quand nous avons mené la lutte contre une armée comme celle de Batista, qui avait soixante-dix mille hommes sous les armes, nous ne recevions pas d'armes de l'extérieur, nous combattions avec les armes et les munitions que nous prenions aux troupes de Batista.

Le principal fournisseur des révolutionnaires salvadoriens à l'heure actuelle, et ça, je peux vous l'assurer, c'est le Pentagone, parce qu'une partie des armes et des munitions que le Pentagone envoie à El Salvador finit par tomber dans les mains des révolutionnaires. C'est une source d'approvisionnement sûre. L'histoire a démontré que c'est parfaitement possible. Quand je dis que les Salvadoriens sont capables de résister indéfiniment, je veux dire qu'ils sont capables de lutter dans les pires conditions, sans recevoir un seul fusil ou une seule balle de l'extérieur.

Ils sont parfaitement adaptés aux dures conditions de lutte de leur pays, ils sont capables de riposter à toutes les tactiques et à toutes les stratégies de l'armée salvadorienne, pourtant encadrée par les États-Unis, et ils peuvent même survivre indéfiniment, sans aucune aide logistique de l'étranger. C'est ça qui est important, et non pas de savoir si quelqu'un leur envoie des armes ou non, si c'est ou non essentiel de recevoir cette aide. Je suis même allé jusqu'à dire que c'est pratiquement impossible. Je n'en rejette pas totalement la possibilité, naturellement, mais je crois que le plus important est qu'ils puissent résister et combattre sans recevoir d'aide logistique de l'étranger. Je crois que c'est là l'essentiel, le point clé. Autrement dit, est-ce que les Salvadoriens peuvent continuer la lutte sans recevoir d'aide logistique de l'extérieur ? J'affirme que c'est possible et qu'ils peuvent continuer la lutte indéfiniment et résister sans cette aide logistique de l'extérieur.

RICARDO UTRILLA. En résumé, comme dans le cas de Cuba, il n'y a pas de solution militaire possible pour les États-Unis au Nicaragua et en El Salvador.

FIDEL CASTRO. Exact. Il n'y a pas de solution militaire. C'est ma conclusion et là-dessus, je suis catégorique. Par contre, des règlements politiques sont possibles, qui seraient tout à l'avantage du Nicaragua, des peuples d'Amérique centrale et des Caraïbes et, bien sûr, des États-Unis. Telle est ma thèse. Vous avez donc tiré les conclusions correctes.

MARISOL MARIN. À propos de l'Amérique latine, pensez-vous que le processus de démocratisation, de restauration des démocraties en Amérique latine, puisse profiter à Cuba, autrement dit, est-ce qu'elle pourrait rétablir peu à peu ses relations diplomatiques avec des pays avec lesquels elles étaient interrompues ou en établir dans les cas où il n'en existait pas ? Concrètement, je veux parler du Brésil et de l'Uruguay.

FIDEL CASTRO. Je pense que pour nous ce n'est pas du tout l'essentiel. Le problème des relations avec les pays qui ont amorcé une nouvelle étape n'est pas très important. La question du prestige de Cuba ou le problème moral lié à la rupture totale de l'isolement ne sont pas essentiels. Nous ne subordonnons pas nos relations avec d'autres pays à nos propres intérêts, mais à ceux de chacun de ces pays. Je pense que chacun de ces pays doit faire ce qui, à son avis, sert le mieux ses intérêts. Il se peut qu'il leur convienne de rétablir rapidement ces relations ou peut-être préfèrent-ils attendre, nous n'exerçons aucune pression, nous les laissons décider de ce qu'il leur convient le mieux au moment le plus opportun, mais réellement nous n'accordons pas une importance fondamentale au fait en soi. Il existe des choses plus importantes. À mon avis, le plus important c'est la consolidation de ces processus démocratiques, et je sens que nous devons tous les aider, coopérer avec eux, éviter de créer des problèmes.

Je considère que ces processus démocratiques revêtent une importance stratégique à l'heure actuelle et ont une profonde signification.

L'administration étasunienne dira peut-être que la démocratie progresse. Or, ce qui progresse, c’est la crise du système de domination des États-Unis en Amérique latine. Ce processus signifie que les dictatures militaires régressent, que les méthodes de répression et le recours à la force pour maintenir le système ont échoué, et que les assassinats, les tortures raffinées, les disparitions, tout ce que les États-Unis ont enseigné aux forces répressives, à l'armée et à la police en Amérique latine, toutes ces méthodes atroces ne peuvent plus maintenir le système, la crise est tellement profonde que les militaires ont compris que ces pays sont devenus ingouvernables.

RICARDO UTRILLA. Le cas du Guatemala est-il un exemple typique en ce moment ?

FIDEL CASTRO. Nous ne pouvons pas dire que c'est un exemple, le cas du Guatemala est différent. Ce pays a de graves problèmes économiques, politiques et sociaux, mais c'est différent. Les conditions ne sont pas les mêmes que dans le cône Sud, où les pays ont un développement industriel supérieur, un développement social supérieur, disons que les secteurs intellectuels sont plus développés, que le niveau de conscience et de culture politique des masses est plus élevé. Les circonstances sont bien différentes. L'Amérique centrale est plus pauvre, plus faite au système des oligarchies familiales, des caudillos, des dictatures militaires interminables, son expérience politique n'est pas la même que celle de l'Argentine, du Chili, du Brésil, de l'Uruguay.

Les militaires comprennent qu'ils ne peuvent pas maîtriser la situation dans ces pays et se retirent peu à peu du gouvernement, ils passent le pouvoir aux civils après leur échec lamentable à la tête de l'État, après avoir ruiné leur pays, plus ou moins selon le cas. Des pays comme le Chili, l'Argentine et l'Uruguay, par exemple, sont complètement ruinés. Au Brésil, ils ont livré le pays aux transnationales, leur permettant d'exploiter une main-d’œuvre bon marché, au milieu d'une grande pauvreté. Mais je crois qu'il y a une certaine différence entre la politique des militaires brésiliens et celle des militaires chiliens, argentins et uruguayens qui ont ouvert toutes grandes les portes à la concurrence et ont liquidé l'industrie nationale. La politique des militaires brésiliens à été différente. Cependant, tous savent que leurs pays sont devenus ingouvernables et préfèrent remettre le pouvoir aux civils. En d'autres termes, la crise est si profonde qu'ils ne se considèrent plus capables de gouverner.

MARISOL MARIN. Mais les pays seront aussi ingouvernables pour les civils.

FIDEL CASTRO. Ils ont reçu un bien triste héritage : une dette de 45 milliards de dollars en Argentine, de 5,5 milliards de dollars en Uruguay, de 104 milliards de dollars au Brésil – c'est l'héritage de Tancredo – de 22 milliards au Chili, où des changements sont inévitables. A l'époque de l'Unité populaire, la dette était de 4 milliards de dollars, les cours du cuivre n'étaient pas aussi bas et pourtant, la situation était de plus en plus difficile. Il faut dire qu'Allende avait été privé des crédits étrangers et que les États-Unis avaient adopté des mesures économiques contre son gouvernement. A l'heure actuelle, les civils reçoivent un bien triste héritage, aussi bien en Argentine qu'en Uruguay et au Brésil ; ils ont en plus une inflation galopante et tous les problèmes sociaux qui se sont accumulés.

Il y a quelques jours, un journaliste m'a remis un billet d'un million de pesos argentins et m'a demandé : « Savez-vous combien valait ce billet il y a quelques années ? » J'ai dit que je ne savais pas exactement. « Deux cent cinquante mille dollars, m'a-t-il dit. Et savez-vous combien il vaut maintenant? Soixante dix-neuf centimes. »

Peut-être le grand succès de cas gouvernements militaires a-t-il été de faire des millionnaires de tous les citoyens… Avec l'inflation, il est impossible de gérer l’économie. Le niveau de vie a baissé considérablement dans tous ces pays. J'ai calculé qu'en Argentine, le niveau de vie est actuellement à 65 p. 100 de ce qu’il était avant l'arrivée des militaires au pouvoir ; en Uruguay, à 50 p. 100 ; au Brésil, je ne sais pas exactement, ce doit être à 65 ou70 p. 100.

RICARDO UTRILLA. Plus qu'en Argentine.

FIDEL CASTRO. —Non, probablement pas. À 70 p. 100. Et à 65 p. 100 en Argentine. Au Brésil, le chiffre est peut-être de 70 p. 100, peut-être moins d'après des calculs conservateurs. Je ne connais pas le chiffre exact.

Ces gouvernements civils prennent la gestion en main et doivent tout de suite adopter des mesures draconiennes, alors que le niveau de vie de la population ne se situe pas à l'indice 100, mais à l’indice 65, 50, 70.

Cette énorme dette devra être remboursée aux conditions du Fonds monétaire international. Au Mexique, les restrictions ont commencé à partir de 100. Les habitants du Cône Sud ne supporteront pas de restriction supplémentaire, on ne trouverait plus rien à leur enlever.

Prenons un exemple significatif : la République dominicaine. Le gouvernement y a appliqué la formule du FMI et a dû ensuite lancer l'armée et la police dans la rue, elles ont fait des dizaines de morts et des centaines de blessés, rien qu'à cause des premières mesures : la dévaluation du peso par rapport au dollar. Avant, un dollar valait un peso, et maintenant il en vaut trois. Ce nouveau taux a d'abord été utilisé pour l'importation de certains biens, médicaments et autres, mais n'avait pas encore été appliqué aux achats de carburant et de certains produits alimentaires. Le deuxième volet des mesures arrive maintenant, et ils ont mis le dollar à trois pesos pour tous les achats. Le peuple dominicain vivait sous un régime constitutionnel, avec un gouvernement élu, dans une tranquillité relative, et tout d'un coup on a pratiquement assisté à une insurrection populaire. Quand ils en sont arrivés au deuxième volet de mesures, l'armée et la police ont dû prendre position dans les rues pour éviter les manifestations. Le mécontentement est énorme.

Au Panama, avec le nouveau gouvernement, malgré le niveau de vie relativement aisé du pays, la tentative d'appliquer quelques-unes des mesures prescrites, notamment la hausse des impôts et l'ajournement de l'augmentation des salaires de certaines catégories de professionnels comme les médecins et les enseignants, a aussi provoqué une montée de colère. Celle-ci a été bien entendu récupérée par les partis de droite qui ont mobilisé des centaines de milliers de personnes. Le gouvernement a dû revenir sur ses décisions. Ceci parce qu'au Panama il y a une Garde nationale à l'esprit patriotique, qui n'est pas disposée à descendre dans les rues pour tirer sur la population. Je vous donne l'exemple de deux pays voisins. La dette de ces deux pays et celle des autres pays latino-américains ne peut être remboursée; à mon avis, elle ne peut pas être remboursée. J'en suis absolument convaincu.

Un point important : il ne sert à rien de renégocier la dette, de la rééchelonner, de proposer des échéances à dix, douze ou quatorze ans, d'accorder des délais de grâce de trois, quatre, cinq ou six ans pour rembourser le capital . On peut bien renégocier la dette sans que rien ne soit résolu pour autant. Le nœud du problème est qu'ils ne peuvent pas payer les intérêts !

Actuellement, les pays latino-américains doivent payer chaque année quarante milliards de dollars d'intérêts – quarante milliards ! – par an, auxquels il faut ajouter la fuite des capitaux et le rapatriement des bénéfices des sociétés étrangères. Au cours des dernières années, le total net des capitaux qui ont fui l'Amérique latine se monte à 55 milliards de dollars. La dette atteint le chiffre fabuleux de 360 milliards de dollars, et les intérêts se montent à 400 milliards de dollars pour dix ans.

Il y a vingt-quatre ans, Kennedy a lancé l'Alliance pour le Progrès dans le but de prévenir les mouvements sociaux. Et, sans aucun doute, ces mesures étaient ingénieuses. Il a suggéré des réformes et une aide économique se montant à vingt milliards de dollars en tout, répartie sur plusieurs années, dans le but de résoudre le problème du sous-développement et de surmonter les difficultés sociales. Aujourd'hui, vingt-quatre ans plus tard, la population a doublé, la dette extérieure est dix-huit fois supérieure à l'aide offerte par Kennedy, les problèmes sociaux se sont accrus, et les intérêts annuels se montent à quarante milliards de dollars, quatre cent milliards en dix ans. Le problème, ce n'est pas que ces pays ne veulent pas rembourser leur dette et payer les intérêts, c'est qu'ils n'ont aucune possibilité de le faire, ils ne peuvent pas payer.

Si ces nouvelles démocraties essaient de payer cette dette, c'est-à-dire pas la dette mais simplement les intérêts, elles courent à la ruine politique et le danger n'est pas le retour des militaires – les militaires ne veulent pas revenir, même si on leur offre le gouvernement ils n'en voudront pas – mais la déstabilisation politique totale et l'explosion sociale. Je dis que ça arrivera si l'on veut imposer les formules du Fonds monétaire international et si l'on veut faire payer les intérêts.

Alors je propose la chose suivante : l'Amérique latine doit bénéficier d'un moratoire de dix à vingt ans environ pout tout ce qui concerne sa dette extérieure, intérêts compris.

RICARDO UTRILLA. Un gel total de la dette.

FIDEL CASTRO. En capital et en intérêts, pour dix ou vingt ans, pas moins, selon les pays et en fonction des circonstances. C'est ce que je pense, ce dont je suis absolument convaincu; cela ne réglera pas les problèmes, ce ne sera qu'un début, cela laissera un peu de répit, car ce n'est pas, loin de là, la solution au problème. Il faudrait aussi trouver des solutions au problème de l'échange inégal, dont je vous parlais tout à l'heure, à celui des mesures protectionnistes pour le développement du commerce, c'est-à-dire un peu de répit pour un nouvel ordre économique international.

Ce n'est pas facile, car les gouvernements des pays capitalistes industrialisés ont également des difficultés. Chacun réagit en fonction de ses problèmes internes : nous avons tant de chômeurs, il faut faire face à la reconversion industrielle, disent les Français et les Espagnols ; les Allemands ont 2,6 millions de chômeurs, chiffre sans précédent depuis la seconde guerre mondiale ; 3 millions de chômeurs en Angleterre ; le chômage augmente dans beaucoup de pays, mais aussi dans les pays industrialisés. Les États-Unis ont adopté la plus égoïste des politiques : ils ont imposé un système monétaire et financier basé, bien sûr, sur leur puissance économique, et sur les taux d'intérêt élevés qui ont englouti des centaines de milliards de dollars dont ils ont privé l'économie mondiale et bien entendu les pays du Tiers-monde.

Tout le monde allait investir aux États-Unis, car les autres monnaies se dévaluaient. En effet, en cas de dévaluation, tous ceux qui avaient de l'argent voyaient leur capital diminuer. Au Mexique, par exemple, celui qui disposait d'un million de pesos voyait son capital réduit au quart en quelques semaines ; c'était la même chose en Argentine, au Brésil, partout. Avec le libre-échange et l'inflation, personne ne voulait prendre de risque et tout le monde exportait ses devises vers les États-Unis, attiré par les taux d'intérêts très élevés. Les États-Unis ont résolu leur problème économique de manière conjoncturelle, en pratiquant des taux d'intérêts élevés, et ont attiré les disponibilités des autres pays. Mais ils ne peuvent pas non plus continuer longtemps comme ça.

Un autre problème qui touche l'économie mondial, c’est le déficit budgétaire de deux cent milliards qui affecte ce pays. La même histoire que pour le Vietnam, cette guerre qui s'est faite sans impôts. Aujourd'hui, nous assistons à une course aux armements qui se fait sans impôts, accompagnée d'un déficit commercial de 123 milliards, insupportable pour l'économie des États-Unis. Voilà les réalités objectives dont il faut tenir compte et aussi, à mon sens, l'un des fondements de l'espoir que, si les États-Unis analysent correctement leur situation, ils comprendront qu'il vaut mieux pour eux arrêter la course aux armements et rechercher la détente internationale. L'économie étasunienne ne résistera plus longtemps à cette politique, peut-être six mois ou un an, les plus optimistes disent un an et demi ou deux.

En 1984, 24 p. 100 de l'épargne nette des États-Unis était constituée par des dépôts venant de l'étranger. La crise économique internationale n'est pas terminée, il n'y a que de belles paroles. Le gouvernement étasunien a déclaré que les États-Unis sont la locomotive qui entraînera les autres pays vers la relance économique ; en réalité, ils les ont bien entraînés mais pas vers la relance, plutôt vers l'aggravation de leurs difficultés.

En ce qui concerne la dette du Tiers-monde, nous disons : comme les créanciers sont surtout des banques privées, il faudrait que les pays industrialisés prennent cette dette en charge vis-à-vis de ces banques privées, de manière à éviter un krach financier. Les États-Unis ont une dette publique de 1,65 billion de dollars, cela ne ferait que l'augmenter un peu. La dette du Tiers-monde, en tout, est inférieure aux dépenses militaires annuelles et, à terme, elle devra de toute façon être annulée.

Si le monde peut se permettre le luxe, aujourd'hui, de dépenser un billion de dollars pour des achats militaires, je me demande pourquoi on ne pourrait pas, pour une fois, annuler la dette des pays du Tiers-monde.

Je pense qu'il n'y a pas d'autre alternative. Tenter de faire rembourser la dette, du moins en Amérique latine, entraînerait une explosion sociale. En Afrique, la situation, bien qu'aussi grave, est différente. Là-bas, une bonne partie de la population vit dans des villages comme il y a plusieurs siècles. Là-bas, les gens connaissent la faim, la sécheresse, ils en meurent, mais ça ne fait pas exploser le continent. La composition sociale de l'Amérique latine est différente : ouvriers, paysans, classes moyennes, intellectuels, grandes masses urbaines ; en Amérique latine, les conditions d'une explosion sociale sont réunies. Que disent les gouvernements civils récemment élus ? Le gouvernement argentin a déclaré clairement qu'il n'était pas disposé à accepter les mesures d'austérité, ni à faire subir à la population les conséquences de cette dette, et qu'il ne voulait pas enrayer le développement de son pays. Le président élu du Brésil a déclaré la même chose, suivi par d'autres dirigeants politiques. Comment des pays qui doivent verser chaque année quarante milliards de dollars peuvent-ils assurer leur développement ? Il leur faudrait instaurer des mesures draconiennes, à commencer par la réduction du niveau de vie, qui a déjà diminué considérablement. On dit que le problème de la dette est politique et ne relève pas seulement de la technique financière. C'est vrai, il est politique, il commence même déjà à être révolutionnaire.

Les bases sont claires: je ne veux pas faire ceci, je ne veux pas faire cela, mais on n’a pas encore trouvé la bonne formule. Les États-Unis ont essayé de diviser les pays latino-américains pour la renégociation de la dette, discutant avec chaque gouvernement séparément. Combien de fois les principaux pays débiteurs se sont-ils réunis, combien de fois ont-ils juré de ne pas constituer un club de débiteurs, alors qu'en réalité, ils devraient dire le contraire, unir leurs forces, former un club, un front, un comité, quoi que ce soit, et discuter avec les pays créanciers, qui eux sont réunis au Club de Paris ou au Fonds monétaire international.

Le fait que le problème soit politique signifie tout simplement qu'il doit être discuté au niveau politique, dans toute sa gravité et compte tenu de toutes les conséquences prévisibles.

Je pense que si les pays latino-américains sont libérés du poids de la dette, ils pourront reprendre leur souffle. Mais il restera encore à régler le problème du sous-développement, il faudra encore établir un nouvel ordre économique international. Ce ne sera qu'un début.

RICARDO UTRILLA. Il semble que vous voyez cette explosion comme quelque chose de vraiment terrible, comme si cela n'était pas quelque chose de positif aux yeux de Cuba révolutionnaire. Si une explosion se produit, ce sera une explosion révolutionnaire. Est-ce que cela n'irait pas un peu dans le sens de ce que Cuba souhaite pour l'Amérique latine ?

FIDEL CASTRO. Personne ne sait ce qui va se passer. Si la situation continue à évoluer dans la direction actuelle, personne ne peut prévoir ce que sera cette explosion, ce que sera son caractère. Je dis simplement qu'en ce moment le danger, ce n'est pas que les militaires reviennent, c'est que les sociétés latino-américaines explosent.

Prenons un autre exemple: la Bolivie, où il y a un président – que j'apprécie sincèrement – qui souhaite vraiment sauver l’ouverture démocratique ; il y a même un Parti communiste qui n'est pas en train de faire de la subversion, de désorganiser le pays, qui est allié au gouvernement, qui a participé à la coalition qui a gagné les élections, et qui appuie de façon responsable la politique du gouvernement. En fait, ce qui se passe, c'est qu'aucun parti du gouvernement ne peut continuer à exercer son contrôle sur les secteurs ouvriers qui refusent d'accepter de nouveaux sacrifices ; l'inflation croît, les grèves se succèdent, la situation sociale est insoutenable, et ce ne sont pas les communistes qui alimentent les protestations, ce sont les syndicats, les ouvriers, les paysans, le peuple en général, qui ne supporte plus les sacrifices. On constate donc la présence de facteurs objectifs, de facteurs non subjectifs. Qui va-t-on accuser de fomenter le désordre ? C'est le peuple qui ne se résigne pas, qui n'accepte plus de voir baisser son niveau de vie. Tout ça parce qu'il faut payer la dette, payer les intérêts, satisfaire les exigences du Fonds.

Au Pérou, il y a aussi un gouvernement civil élu depuis un peu moins de quatre ans, avec plus de la moitié des voix, il a la majorité au Parlement, et ce parti qui a gagné les élections n'est plus soutenu que par 3,8 p. 100 de l'électorat. Il semble que l'APRA a de grandes chances de gagner les élections, qu'il va obtenir la majorité, et après, qu'est-ce qu'il va faire avec la dette et les problèmes sociaux ? Au Pérou, il y a de toute évidence une convulsion sociale. À distance, personne ne comprend ce qui se passe, personne ne le comprend, mais il est clair qu'elle est le reflet de la crise et de l'instabilité.

Je viens de citer deux pays. Auparavant j'ai mentionné la République dominicaine, j'ai mentionné le Panama, et je viens de parler de la situation en Bolivie et au Pérou. Les problèmes de la région apparaissent dans toute leur clarté. Ils vont, à mon avis, donner lieu à des révolutions sociales, pour le meilleur ou pour le pire, tout dépend de ce que l'on souhaite. Des révolutions sociales vont avoir lieu si ce problème n'est pas résolu. L'autre option peut permettre de respirer un peu de laisser ses chances à un processus moins traumatisant.

RICARDO UTRILLA. Oui, mais à en croire ce que vous venez de dire, Cuba, le régime cubain, et vous personnellement, seriez plus favorables à un processus démocratique qui aboutirait à un processus révolutionnaire. Disons que vous préféreriez un processus traditionnel à une explosion presque sismique, autrement dit, dont personne ne peut prévoir le résultat.

FIDEL CASTRO. Je suis simplement en train d'essayer de présenter les choses de la façon la plus objective possible, comme je les vois.

C'est un thème que j'ai déjà abordé récemment lorsqu'on a commencé à me poser des questions sur le fameux problème de l’exportation des révolutions. Je disais : il est absolument impossible d'exporter les conditions qui déterminent une révolution, car pour ce qui est des éléments subversifs, je dis que les mesures du Fonds monétaire, la dette extérieure, les quarante milliards de dollars d'intérêt par an, la crise économique internationale, la chute des cours des principaux produits d'exportation des pays d'Amérique latine, le protectionnisme, les taux d'intérêt élevés, tous ces facteurs sont extrêmement subversifs.

Je dirai que le voyage du pape a été subversif, parce que le pape a visité certaines communautés indigènes, des quartiers très pauvres, des quartiers ouvriers, et il a dit qu'il fallait donner de la terre aux paysans, qu'il fallait des écoles pour les enfants, des hôpitaux, des médecins et des médicaments pour les malades, du travail pour les pères de famille, qu'il fallait manger trois fois par jour. Or cette façon de voir les choses est subversive dans le contexte des pays sous-développés de ce continent. En réalité, si le pape était venu à Cuba, il aurait dû parler d'autre chose, parce qu'il n'aurait pas eu besoin de réclamer des écoles pour les enfants, vu que 99 p. 100 d'entre eux sont scolarisés, ni des hôpitaux, ni des médecins, ni des médicaments pour les malades, ni du travail pour les familles, ni du lait pour les enfants, ni trois repas par jour. En fait, il parlait d'une situation qui existe au Venezuela en dépit de ses revenus pétroliers, qui existe en Équateur, qui existe au Pérou, qui existe dans les villes et dans les campagnes des pays qu'il a visités, d'une situation qui existe partout. Mais comment donner une solution à tout cela ? Il a présenté ça comme un devoir de la société, comme une nécessité de la société, mais comment y arrive-t-on ? Il y a la dette, le sous-développement, les problèmes sociaux qui s'accumulent, les intérêts, d'énormes inégalités dans la distribution des richesses, un tas de facteurs. Il a, peut-être sans le vouloir, énoncé les prémisses d'une révolution sociale.

RICARDO UTRILLA. C’est en termes marxistes ce qu'on appelle les conditions objectives de la révolution.

FIDEL CASTRO. Oui. Les énormes problèmes économiques et sociaux qui se sont accumulés et la crise qui s'est cristallisée sont les conditions objectives de la révolution.

RICARDO UTRILLA. Pour en revenir à la fameuse formule de l'exportation de la révolution, dont on a tant de fois accusé Cuba, c'est une formule quelque peu équivoque, mais Cuba ne peut-elle pas être tentée, étant donné l'existence de ces conditions objectives, de ce tas d'éléments explosifs qui s'accumulent, de frotter l'allumette, d'allumer la mèche ?

FIDEL CASTRO. Il n'y a pas besoin de flamme, il peut se produire un phénomène de combustion spontanée, et alors il n'y aura pas assez d'eau dans le monde pour l'éteindre.

RICARDO UTRILLA. Ce sera quelque chose si ça brûle.

FIDEL CASTRO. Je crois que ce sont là les facteurs qui déterminent les changements sociaux. Je n'ai aucun intérêt à préserver l'ordre social existant, je pense que cet ordre social va changer, aucun intérêt non plus à préserver le système de domination étasunien qui a régné jusque-là sur nos peuples, mais je pars du principe suivant : cet ordre social ne peut pas durer, ce système de domination ne peut pas durer, et ça va changer. Je pense que ça va commencer à changer à partir de cette situation.

Je fais tout simplement une analyse du problème et je dis ce qui va arriver si la situation se prolonge. C'est ma conviction absolue. Je crois que cette situation explosive ne peut s'arranger que si la dette est annulée d'une façon ou d'une autre, par suite d'un accord entre les parties ou par décision des débiteurs. De toute façon le fait est là : il y a une crise du système et elle est insoluble. J’ai bien vu à travers mes conversations qu'il n'y a pratiquement plus de conservateurs dans ce continent, et même les conservateurs quand on parle avec eux, on se rend compte que c'est à peine s'ils le sont encore. Ils sont désespérés et frustrés eux aussi. Les travailleurs sont désespérés, les couches moyennes sont désespérées et c’est très important, car l'influence des couches moyennes est très grande dans ces situations de crise. Le désespoir a même gagné certains secteurs des classes les plus élevées de l'échelle sociale.

Je pense que cet ordre ou système ne va pas durer, je pense qu'il est temps de regarder la réalité en face et de voir si on va faire durer cette situation jusqu'à ce qu'il se produise des convulsions sociales véritablement explosives, parce que les facteurs objectifs existent. Les facteurs subjectifs, eux, c'est-à-dire l’organisation, les forces qui vont promouvoir le changement, ne sont pas si évidents, si clairs. Mais il s'est passé la même chose au moment de l'indépendance de l'Amérique latine : tous les facteurs objectifs étaient réunis, puis il a suffi d'un élément, l'occupation de l'Espagne par Napoléon pour que surgissent les groupes patriotiques, dont la constitution était d'ailleurs un geste de loyauté vis-à-vis de l'Espagne, mais tout s'est terminé par l'indépendance de ce continent.

Je fais une analyse, je ne prêche pas en faveur d'une analyse, je ne prêche pas en faveur d'une formule ou d'une autre, je fais une analyse, je réfléchis et je dis les choses telles que je les vois, je dis ce qui va se passer. Il vaudrait peut-être mieux que les changements se produisent de la façon la plus ordonnée possible, d'une façon moins traumatisante et moins sanglante. C'est tout ce que je peux dire, ce serait préférable.

Je ne suis pas l'incendiaire des explosions sociales, mais je pense à ce qui s’est passé dans d'autres pays à d'autres moments de l'histoire. En France, en 1789, la situation n'était pas très différente, la société française a explosé et ça a été une très grande explosion, une explosion sanglante.

RICARDO UTRILLA. Dans certains cas, les explosions sociales, ne vont pas dans le sens de progrès mais de la réaction.

FIDEL CASTRO. Je ne crois pas. Je crois que cette époque est dépassée. Ça ne peut se produire que dans des cas isolés.

RICARDO UTRILLA. Plus en Amérique latine, non.

FIDEL CASTRO. Dans beaucoup de pays, les militaires ont pris le pouvoir, ont instauré le fascisme, les tortures, les disparitions et ont achevé de ruiner leurs pays. Quelle est donc l'alternative ? Au Brésil, c'est la lutte du peuple qui permet l'ouverture, des dizaines de millions de personnes se mobilisent pour réclamer le suffrage direct, les partis politiques prennent une décision intelligente en s'unissant, et, bien qu'ils aient perdu la bataille au Parlement, ils l'ont gagnée au collège électoral qui avait été créé dans le but exclusif d'élire des candidats du gouvernement. Vous pouvez voir que le changement politique qui s'est produit au Brésil n'a pas été violent, mais il a été profond, et l'ouverture est sérieuse, solide.

Le peuple est entré en scène. À mon avis, il n’y a pour le moment de risques de coups d'États militaires ni en Argentine, ni en Uruguay, ni au Brésil. Il y a toujours quelques militaires, 8 ou 10 p. 100, une poignée de fous, qui parlent de coup d'État, mais la majorité d'entre eux comprennent que ce serait insensé. Bien sûr, quand il y a des conflits sociaux mais que l'économie peut tenir bon, ils sont 90 p. 100 à opter pour le coup d'État immédiatement et sont prêts à gouverner le pays. Mais ce n'est pas le cas; ces sociétés sont en crise et les militaires ne peuvent plus les gouverner. Ils n'ont plus recours à la répression, ils en ont abusé sans rien résoudre ; ils se sont usés et la situation n'a fait qu'empirer. Ils n'ont plus recours à la force que dans des pays isolés, comme en République dominicaine, où ils tirent sur les gens. Mais dans d'autres pays qui ont un poids déterminant, ils ont déjà tout essayé et il n'est pas possible de faire disparaître plus de gens, de torturer plus de gens, d'assassiner plus de gens qu'ils ne l'ont fait.

RICARDO UTRILLA. Oui, c'est le cas de l'Argentine.

FIDEL CASTRO. Il y avait à l'époque des convulsions sociales ; les militaires les ont contenues pendant un certain temps par une répression sauvage en Uru­guay, au Chili, les deux Suisse d'Amérique. Le recours aux militaires a fait son temps. Pinochet n’en a plus pour longtemps. Jamais le Chili ne s'est trouvé dans une situation aussi critique, tout le peuple est contre lui, il n'a plus peur. Comme je l'ai souvent dit, même les États-Unis ne veulent plus de Pinochet parce qu'ils ont peur d'un nouveau Nicaragua dans le cône Sud. Je crois que ce pays est le plus mûr pour une révolution sociale beaucoup plus profonde si la rébellion éclate. Les Étasuniens le savent bien et tentent de remplacer Pinochet, de le persuader de s'en aller, de le faire tomber d'une façon ou d'une autre, mais ils n'ont pas réussi parce que Pinochet est têtu, contestataire, qu'il veut avoir le dernier mot et s'accroche au pouvoir. Ce pays est un vrai volcan.

RICARDO UTRILLA. Si vous le voulez bien, co­mandante, nous allons passer à Cuba.

FIDEL CASTRO. Bien. Mais j'ai quelque chose à dire. Je vous ai parlé du Chili, un des pays où il n'y a pas d'ouverture démocratique ; cela peut se produire, mais une révolution populaire peut aussi éclater si Pinochet s'incruste ; c'est mon opinion. La situation générale revêt une grande importance d'un autre point de vue, les États-Unis doivent en tenir compte. Et, dans ce contexte, vont-ils provoquer un génocide au Nicaragua, envahir le Nicaragua ?

Je présente simplement quelques éléments d'appréciation. Il me semble que dans le monde où nous vivons, il faut être objectifs, réalistes, voir et prévoir ce qui peut arriver. À mon avis, beaucoup de gens doivent y penser. Il est sûr que les pays industrialisés et les États-Unis eux-mêmes feront tout leur possible pour que ça n'arrive pas, mais comment vont-ils s'y prendre ? Il faudrait presque un miracle ! Je veux dire un miracle de bon sens, mais ce n'est pas la règle... En général, les puissances coloniales, les puissances néocoloniales n'ont pas été capables de voir venir les événements, de les prévoir.

Après la Révolution cubaine, Kennedy a commencé à s'inquiéter. Avant la Révolution, on ne pouvait pas parler de réforme agraire, de réforme fiscale, de programme social en Amérique latine, parce que tous ceux qui en parlaient étaient accusés d'être communistes. Avec la Révolution cubaine, les États-Unis s'inquiètent pour la première fois. Les peuples de ce continent peuvent remercier la Révolution cubaine. Les États-Unis ont donc commencé à s'inquiéter. Je crois qu’après la Révolution, les pays d'Amérique latine ont été plus indépendants et ont fait l'objet de plus d'attention. Le gouvernement étasunien s'est dit qu'il allait faire des réformes, tenter quelque chose avant que d'autres révolutions n’éclatent dans le continent, et il a lancé la thèse de l'Alliance pour le Progrès, voilà maintenant vingt-quatre ans.

Combien de temps s'est-il écoulé ? Combien de nouveaux problèmes n'avons-nous pas? Et maintenant, quelle est la solution ? Les États-Unis feront-ils preuve d'assez de sagesse pour prendre la situation en main, pour faire preuve de flexibilité ? C'est difficile mais c'est possible. Que peuvent faire les pays industrialisés ? Ils peuvent assumer la dette auprès de leurs propres banques et alléger ainsi la situation.

Cependant, je pense que cela amorcerait une nouvelle étape. Il me semble qu'il s'agit d'un processus irréversible. Peut-être l'analyse rationnelle et réaliste de la situation pourrait-elle conduire à un processus ordonné, pas nécessairement violent.

Je ne fais qu'analyser la situation telle que nous la voyons. Je disais même aux Étasuniens, quand ils se demandaient quels avantages ils tireraient de la normalisation des relations avec nous : « Ce seront des avantages politiques bien plus grands pour vous que pour nous. Nous pouvons attendre tranquillement aux premières loges pour voir tout ce qui va se passer, pour suivre les événements. » Je disais que, politiquement, ça impliquait un avantage pour les États-Unis qui pourraient au moins démontrer leur capacité d'adaptation aux changements et aux réalités. En effet, je réfléchissais à l'affaire de la Grenade et je me disais que s’il arrivait la même chose, non plus dans une petite île ou au Nicaragua, ou dans de petits pays de notre région, mais au Chili, au Brésil, en Argentine ou au Pérou, s'il y avait une crise sociale profonde dans ces pays, les États-Unis seraient impuissants parce qu'on ne peut pas résoudre le problème en faisant débarquer un bataillon de parachutistes sous un prétexte quelconque, une histoire à dormir debout. S'ils ne comprennent pas ces problèmes, cela peut leur coûter cher, mais je le leur ai dit comme je le pense : vous ne pourrez pas intervenir là-bas, appliquer la recette de l’intervention. Quand il s'agit du Nicaragua ou de la Grenade, ils peuvent encore parler d'intervention et envoyer des troupes et des cuirassés, mais quand le problème surgira en Amérique du Sud, ce sera très différent.

Et pourquoi y a-t-il eu une explosion en Amérique centrale ? Parce qu'ils n'ont pas été capables de prévoir. Pourquoi n'ont-ils pas commencé alors à parler d'élections, à lutter pour des changements politiques, à se soucier du sous-développement, de la misère et de l'oppression qui règnent depuis dix ans, depuis quinze ans ? Pourquoi ne s'en sont-ils pas rendu compte avant ? En tous cas ils n'ont rien fait et maintenant ils veulent intervenir. On pourrait aussi prévoir ce qui va se passer en Amérique du Sud et décider d'aller au devant des événements. Je ne fais que dire ce que nous voyons et il faut en tirer les conclusions. Rien ne nous ferait plus plaisir que de voir les grandes puissances devenir raisonnables, prévoyantes, sensées, sages. Je crois que je ne fais de mal à personne en exposant ces problèmes.

RICARDO UTRILLA. Je me demandais, en voyant la façon dont vous exposez la situation, et il me semble que vous le faites en termes très précis, très justes : est-ce que ça n'irait pas pratiquement à l'encontre des intérêts cubains si les États-Unis, par exemple, reconnaissaient que vous avez raison dans cette analyse et tentaient de freiner le processus révolutionnaire en Amérique latine. En d'autres termes, vous donnez des conseils à quelqu'un que vous savez sourd.

FIDEL CASTRO. Ce n'est pas sans rapport avec la situation internationale, parce que ce problème est mondial et pas seulement latino-américain. Le problème de la crise économique est réel et touche les pays industrialisés et plus encore les pays du Tiers-monde.

Tant aux Non-alignés qu'aux Nations unies et partout où nous en avons l'occasion, nous affirmons que les problèmes du Tiers-monde doivent être résolus de toute urgence. Les Européens savent ce qui se passe en Afrique avec la sécheresse, qu'il y a des millions de gens qui meurent. Avant, ils mouraient aussi, mais personne n'était au courant.

RICARDO UTRILLA. Mais il n'y a pas de foyers révolutionnaires.

FIDEL CASTRO. Je disais qu'avant, en Afrique, les gens mouraient de faim et personne n'était au courant, mais maintenant le monde entier le voit à la télévision. Il y a eu bien sûr des changements révolutionnaires dans plusieurs pays d'Afrique. Que s'est-il passé en Haute-Volta, en Éthiopie, au Ghana ? La situation économique et sociale a conduit à des changements de nature révolutionnaire, mais on ne peut pas qualifier la situation au niveau global d'explosive. L'Afrique a un niveau de développement économique, social et culturel inférieur à celui de l'Amérique latine ; la classe ouvrière, le secteur paysan, l'élite culturelle y sont moins développés ; elle n'a pas de classe moyenne importante, elle n'a pas, comme l'Amérique latine, un nombre relativement élevé de médecins, d'économistes, de professeurs, d'avocats, d'ingénieurs, d'architectes, des millions d'étudiants. L'Afrique en est à une autre étape de développement, ses peuples son victimes des conséquences du sous-développement, de la crise économique et des calamités naturelles. Il peut s'y produire des changements, mais ils n'ont pas la même ampleur, pas la même répercussion mondiale que ceux qui ont lieu en Amérique latine.

En ce qui concerne la situation mondiale, nous devons tenir compte également du danger de guerre, de la course aux armements. Pour résoudre les problèmes dont nous parlons, certains points de vue, certaines idées bizarres doivent être abandonnées. L'idée de la supériorité militaire, de la guerre des étoiles, des énormes dépenses militaires et de la course aux armements effrénée est incompatible avec la solution des graves problèmes économiques et sociaux du monde. Je crois qu'il faudrait rechercher la paix, la détente internationale, la coexistence et même la coopération entre tous les pays. Il est aussi indispensable d'éviter une guerre que d'entreprendre des changements sociaux.

Tout est lié. Il me semble que la situation exige un changement de points de vue de la part de beaucoup de pays, des pays capitalistes industrialisés. Les États-Unis, en particulier, doivent adopter une position plus réaliste. C'est ce qu'ils ont fait vis-à-vis de la Chine. Il y a vingt ans, ils parlaient de péril jaune, de péril rouge, de périls de toutes les couleurs ; maintenant, ils commercent avec la Chine et y font des investissements de toute sorte. Ils préfèrent même une Chine où l'ordre règne plus ou moins, ou il existe une justice sociale, à une Chine féodale, à une Chine affamée. Imaginez un peu si en plus de l'Afrique il y avait maintenant la Chine d'autrefois avec ses centaines de millions d'affamés.

Cependant, la révolution chinoise a créé des conditions différentes. Les États-Unis sont maintenant ravis de leurs relations avec la Chine. Ils ont retenu la leçon là-bas. Pourquoi pas ici ? Ce que j'expliquais à propos de l'Amérique latine s'insère dans une analyse plus globale des problèmes du monde, de la paix et de la guerre, de la course aux armements, du développement. Je pense même que les problèmes du développement ne peuvent être résolus qu'avec la coopération de toute la communauté internationale, pays socialistes et pays capitalistes. La paix ne résout pas à elle seule les problèmes du sous-développement, C'est dans une perspective de paix mondiale qu'ils pourront être résolus, et cette paix ne doit pas seulement consister à ne plus fabriquer d'armes nucléaires ou à réduire les stocks, à ne plus penser aux projets de guerre spatiale, elle doit aussi se traduire par une volonté réelle de sortir de la pauvreté des milliards d'êtres humains, en employant des ressources qui sont aujourd'hui consacrées aux dépenses militaires, contre toute logique.

Une analyse objective de la situation peut peut-être aider les puissances industrielles, même les États-Unis s'ils sont capables d'être réalistes, à chercher de nouvelles méthodes, de nouvelles formules qui, à mon avis, sont possibles et applicables. Quant à notre région, on pourrait appliquer strictement le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'autres pays, que nous sommes prêts à respecter absolument : pas d’ingérence malgré notre sympathie pour les mouvements révolutionnaires, pas d'ingérence, ni des États-Unis, ni de Cuba ; que chaque pays décide en toute responsabilité de son système politique et économique ; que personne ne tente de promouvoir un nouveau système social de l'extérieur ou de maintenir un ordre social injuste.

RICARDO UTRILLA. Ne pas s'opposer à la révolution parce qu'elle est inévitable.

FIDEL CASTRO. Au Chili, les États-Unis et la CIA ont dépensé des millions de dollars, ont organisé des manifestations de rues, ont conspiré, ont porté Pinochet au pouvoir, et il y est toujours. Ont-ils arrangé quelque chose ? Les États-Unis sont-ils tout à fait étrangers au coup d'État qui a eu lieu au Brésil en 1964 ? Tout le monde ne sait-il pas qui a encouragé le coup d’État contre Goulart ? Les États-Unis ne sont pas étrangers à ces coups d'État et à ces formules militaires, et en ce qui concerne la torture et les méthodes de répression, ils les ont mises à l'essai au Vietnam et les ont enseignées. Leurs conseillers et leurs écoles d'entraînement ont été les professeurs et l'université des tortionnaires et des sbires de toute l'Amérique latine.

Maintenant les États-Unis mettent au point deux grandes formes d'ingérence dans nos pays. En El Salvador, ils tentent de trouver une technique permettant d'écraser un mouvement révolutionnaire qui applique les tactiques de la guerre irrégulière, et au Nicaragua une technique pour renverser une révolution par la guerre irrégulière. En El Salvador ils essaient de vaincre les guérilleros révolutionnaires et au Nicaragua ils pratiquent une science différente  ils essaient de renverser un gouvernement révolutionnaire par l'action de guérillas mercenaires. Ils utilisent toutes les techniques dans un sens et dans l'autre. Ils ont déjà une certaine expérience en matière d'intervention directe ou indirecte en Amérique centrale, au Brésil, au Chili, en Argentine et en Uruguay. Mais ont-ils résolu quelque chose ? Pourquoi ne pas laisser les processus politiques et sociaux des peuples d'Amérique latine suivre leur cours ?

Je ne donne pas de conseils, je ne fais qu'analyser, raisonner. Les États-Unis pourraient faire preuve d'une certaine capacité à prévoir les événements; mais s'ils ne le font pas, je sais ce qui va se passer, je n'ai pas le moindre doute à ce sujet.

Si vous parlez avec les Latino-Américains, comme je vous l'expliquais, vous ne trouverez presque plus de conservateurs. Vous remarquerez parfois qu'il n'y a pas beaucoup de différence entre ce que je dis et ce que dit un conservateur quand il affirme que tel principe, telle libre concurrence, telle levée de barrières douanières, telle formule mettant l'industrie nationale en concurrence avec l'industrie étrangère pour produire des biens le consommation interne ont ruiné le pays. Ils ne veulent plus entendre parler de ces théories économiques, plus jamais.

Le libre-échange aussi a coûté très cher aux économies latino-américaines. Je connais des cas de gens qui demandaient un prêt en monnaie nationale, le changeaient en dollars, déposaient les dollars aux États-Unis pour gagner des intérêts et, en quelques mois, remboursaient la dette avec la moitié de leurs dollars. Beaucoup de gens ont perdu la foi dans les mécanismes classiques et traditionnels.

J'observe quelque chose de nouveau chez les femmes, les médecins, les intellectuels d'Amérique latine qui sont venus récemment à Cuba pour divers motifs. Il y a chez eux quelque chose de très fort qu'on n'observait pas auparavant. L’année dernière, j'ai rencontré des centaines de cinéastes, de producteurs, d'artistes latino-américains. Ils doivent concurrencer les circuits étasuniens. Ils font des films excellents mais ne peuvent pas couvrir leurs frais parce que les transnationales étasuniennes contrôlent tout. On ne peut pas s'imaginer l’irritation de tous ces gens qui appartiennent aux secteurs et aux couches sociales les plus divers. Nous sommes en présence d'un continent en pleine effervescence ; l'avenir appartient aux peuples de ce continent. L'Europe est usée et je parle sérieusement. L'Europe n'ira pas beaucoup plus loin, elle est épuisée politiquement et intellectuellement; elle est usée, la société de consommation se paie. Ce continent a un contenu très varié, des valeurs très variées ; il y a beaucoup de choses en commun, à tel point qu'il existe un puissant mouvement de cinéastes, d'écrivains, d'intellectuels latino-américains et caribéens à l'intérieur du continent qu'on ne trouve ni en Europe ni ailleurs.

RICARDO UTRILLA. C'est une unité culturelle.

FIDEL CASTRO. Oui, et l'avenir n'appartient pas à l'Europe, il appartient à l'Amérique latine, il y a d'énormes potentialités à développer, une richesse intellectuelle et humaine infinie, un défi à relever, un avenir à conquérir. L'Europe n'a plus grand-chose à nous apprendre. L'Europe a toujours prétendu être la tutrice spirituelle de l'Amérique latine, c'est ce que prétendent tous ces pays, y compris l'Espagne, ils nous regardent comme d'anciennes colonies auxquelles ils ont beaucoup à apprendre, mais en réalité les rôles ont commencé à s'inverser.

RICARDO UTRILLA. Comandante, je ne voudrais pas abuser de votre temps. Si vous le voulez bien, nous allons passer à Cuba.

FIDEL CASTRO. D'accord.

RICARDO UTRILLA. Il me paraît évident qu'il règne un certain climat de détente avec les États-Unis. Pensez-vous que ces premiers signes vont aller en s'affirmant ou que le niveau atteint ne sera pas dépassé pendant longtemps ?

FIDEL CASTRO. Il y a eu un fait positif, constructif, à savoir l'accord sur la migration. La preuve a été faite que des problèmes difficiles, complexes peuvent être résolus si on les aborde avec souplesse, sérieux et respect, comme ç’a été le cas, en dépit de quelques incidents qui ont retardé le processus, non pas par notre faute, mais par la faute des États-Unis, un important problème a été résolu. C'est le premier fait de ce genre qui a eu lieu après la réélection de Reagan. Ils avaient parlé à plusieurs reprises de leur volonté de renvoyer un certain nombre de personnes considérées sujettes à exclusion, parmi celles qui étaient parties aux États-Unis par Mariel. Nous avons répondu que nous étions disposés à discuter ce problème dans le cadre des questions migratoires entre les deux pays, qui étaient à l'origine de nombreux problèmes.

Quand, en avril dernier, ils ont accepté de discuter la question dans ce cadre, nous avons pensé qu'il s'agissait d'une position électorale, nous ne pensions pas qu'il s'agissait de quelque chose de très sérieux. De plus, nous ne voulions pas que cette affaire soit exploitée dans le cadre de la campagne électorale. C'est pourquoi nous avons proposé d'en discuter après les élections. En juin, lors de sa visite à Cuba, Jackson a posé le problème. Nous avons dit : nous sommes disposés à discuter si les deux partis sont d'accord, mais nous ne voulons pas que cela devienne un argument électoral. Ils ont été d’accord et les conversations ont démarré ; le processus a été interrompu à la suite du vol sur Cuba d'un avion espion, cela a déjà été expliqué, vous le trouverez dans l'interview au Washington Post. Les conversations ont repris un peu plus tard. Il est intéressant qu'ils aient voulu poursuivre ces discussions. La position adoptée par les deux parties a été souple, et c'est ainsi que grâce au dialogue, un point qui paraissait difficile à résoudre a pu être résolu. Peut-être pensaient-ils que nous n'oserions pas recevoir ici des gens qui avaient quitté le pays parce qu'ils savent le mépris de la population à leur égard. Les questions migratoires ont été réglées.

Il y a eu un autre fait d'ordre général que je juge positif : après les élections, Reagan a prononcé un discours plutôt pacifique, et la rencontre de Genève a été décidée.

Nous constatons que les États-Unis cherchent une formule politique pour régler les problèmes de l'Afrique australe, il y a leur dialogue avec l'Angola, autant de symptômes qui semblent refléter plus de réalisme dans la politique des États-Unis.

Je suis convaincu que la politique internationale des États-Unis n'est pas totalement définie ; il me semble relever des contradictions, comme le fait d'engager le dialogue d'un côté, tout en insistant sur le programme des armes spatiales, des missiles MX, des bombardiers B-1, de l'autre.

Ceci dit, vous remarquez que devant le Congrès tout le monde affirme qu'il est nécessaire d'approuver les budgets de ces programmes pour avoir plus de poids dans les négociations.

A l'heure actuelle, il est absolument impossible de savoir de façon certaine si ces programmes sont des feintes tactiques ou s'il existe vraiment une volonté de les mener à bien. Si ces programmes sont mis en œuvre, il n'y aura pas de détente ; il y aura une course aux armements colossale, catastrophique pour l'économie du monde entier et la paix courra les plus grands dangers. C'est clair. Mais on ne peut vraiment pas savoir si on a affaire à une véritable volonté de négocier ou à une tactique, on ne peut pas savoir si les visées de domination militaire ne l'emportent pas sur la volonté de négociation. On observe aux États-Unis des forces qui poussent dans un sens ou dans l'autre. Il y a aussi le problème du Nicaragua. Que se passe-t-il avec le Nicaragua ? On insiste beaucoup sur les plans d'agression, les crédits destinés aux bandes contre-révolutionnaires. On voit clairement, j'en suis convaincu, qu'il n'y a pas encore une volonté de règlement politique, que l'espoir de liquider la révolution demeure. Autrement dit, il n'y a encore aucune sécurité ; à mon avis, malgré des symptômes positifs, il y a encore des obstacles.

La possibilité d'améliorer les relations entre les États-Unis et Cuba ne peut être conçue que dans le cadre d'une politique plus réaliste de paix de la part des États-Unis. Nous ne pouvons pas vivre isolés dans une tour d'ivoire. Si les États-Unis s'en tiennent à une politique interventionniste en Amérique centrale, s'ils persistent à vouloir intervenir au Nicaragua, s'ils s'en tiennent à une politique belliciste au niveau mondial, il est pour ainsi dire utopique d'envisager une amélioration des relations entre Cuba et les États-Unis. Cette amélioration n'est concevable que s'il existe une amélioration des relations internationales et nous avons déclaré que nous étions disposés à collaborer aux règlements politiques partout où ce serait possible, aussi bien en Afrique australe que dans les Caraïbes ou en Amérique latine. Nous ne sommes pas un facteur décisif pour certains problèmes, mais nous pouvons collaborer à la recherche des solutions. C’est ce que nous avons proposé aux ministres des Affaires étrangères du Groupe de Contadora. Lorsque nous prenons position, nous ne nous contentons pas d'affirmer. Par exemple, nous soutenons le Groupe de Contadora mais nous disons que nous soutenons Contadora pour telle, telle ou telle raison. Nous ne voyons pas seulement dans Contadora l'avantage que peuvent en tirer l'Amérique centrale, le Nicaragua, la région des Caraïbes, nous pensons également à l'influence de ces événements sur la situation internationale. Une solution, où qu’elle surgisse, favorise toujours une autre solution dans un autre endroit du monde.

Je pense que tout ce qui contribue à aiguiser les tensions en un point contribue à aiguiser les tensions ailleurs ; tout ce qui améliore les relations dans une région contribue à améliorer la situation dans une autre partie du monde. Je veux supposer que les États-Unis en viennent à une position réaliste. Ce gouvernement a d'ailleurs de l'autorité, il a obtenu une large majorité aux élections et il peut affronter des situations complexes. Souvent aux États-Unis, lorsque le gouvernement n'a pas beaucoup d'autorité pendant la première période, il n'est pas en mesure de mener à bien une politique conséquente, mais il peut le faire dans la deuxième période. Les problèmes sont si complexes aux États-Unis et ailleurs que si le président n'a pas une forte autorité, il lui est difficile d'appliquer une politique comme celle dont nous parlions, une politique de paix. Reagan ne court pas non plus le risque d'être soupçonné de communisme ou de quelque chose d'approchant. Il peut donc le faire.

Je pense de plus que cette politique serait une bonne chose pour les États-Unis, pour leur économie, pas seulement pour le reste du monde. Ce sont là les bases, je ne parle pas ici des problèmes de bonne volonté. Je constate une inquiétude croissante aux États-Unis pour tout ce qui concerne les problèmes économiques, le déficit budgétaire, le déficit de la balance commerciale, les problèmes et les risques encourus par l'économie, qui sont réels, et qu'on ne peut pas ne pas voir ; si le gouvernement veut s'atteler à ces problèmes, il ne peut pas pratiquer une politique aventuriste à l'extérieur.

Comme aux États-Unis on a tendance à tout confondre et à se tromper sur tout, il y en a qui disent : « Non, que Cuba donne des preuves, nous voulons des actes, pas des paroles. » Nous n'avons pas de preuves à donner, sur rien, parce que nous ne sommes pas impatients, nous ne sommes pas pressés d'améliorer nos relations. Nous ne faisons qu'exposer une politique de principe lorsque nous disons ça, car nous croyons que c'est une contribution à la paix. Ceux qui doivent appliquer ce principe : « Des actes et non des paroles », ce sont eux, parce qu'ils ont dit : « Nous soutenons Con­tadora, nous appuyons Contadora », ils l'ont dit cent fois, et lorsque le moment est venu d'appuyer Contadora, ils n'ont pas appuyé Contadora, ils ont saboté l'Acte de Contadora. Ce que l'on veut de Cuba ce ne sont pas précisément des actes, parce que Cuba est un petit pays et ce qu’elle fait n'est pas déterminant ; par contre les États-Unis sont un grand pays et ce qu'ils font en Amérique centrale et dans de nombreuses parties du monde est déterminant. C'est aux États-Unis qu'on doit demander des actes et non des paroles.

Je crois que nos paroles sont des actes, parce que nos paroles coïncident avec nos actes et que nos actes coïncideront toujours avec nos paroles. En outre, nous n'avons jamais eu recours à la démagogie et au mensonge, nous n'avons jamais pratiqué ce genre de méthode. Eux par contre y ont eu recours ; ils ont, hélas, très souvent recours au mensonge, ils se trompent souvent, mais très souvent, aussi ils recourent délibérément au mensonge ; ils viennent même de publier un « Livre blanc » pour justifier les crédits qu'ils demandent au Congrès pour financer la sale guerre du Nicaragua, un tissu de mensonges. Récemment, ils ont publié un document sur la situation des droits de l'homme et ils lancent, sans pudeur aucune, les mensonges les plus grossiers et les plus cyniques à propos de Cuba. Ils cultivent le mensonge. Ce n'est pas qu'ils se trompent, mais c'est qu'ils utilisent systématiquement le mensonge comme instrument politique. Cuba ne l'a jamais fait.

MARISOL MARIN. En dehors du fait que les États-Unis ont accepté de discuter et de signer l’accord sur l’immigration, ne voyez-vous pas un symptôme positif dans le fait qu'ils n'aient pas encore mis en marche Radio Martí après avoir fait tant et tant de publicité ?

FIDEL CASTRO. Radio Martí, c'est leur problème, ce n'est pas le nôtre. Ce sont eux qui ont inventé Radio Martí, pas nous, ce n'est pas notre problème

MARISOL MARIN. Mais ils semblent ne pas vouloir mettre leur projet à exécution.

FIDEL CASTRO. Il est ridicule, à ce niveau, avec tous les problèmes que connaît cette région, les problèmes de l'Amérique latine, les problèmes du monde, il est souverainement stupide de gaspiller de l’argent dans cette station de radio. Mais ça ne nous regarde pas. Quant à Radio Martí, nous ne nous en faisons pas pour ça, ils en ont parlé, ils l'ont annoncée, ont dit et répété qu'elle verrait le jour. Il y a aussi beaucoup de pressions, les éléments les plus réactionnaires font pression sur le gouvernement pour qu'il commence les émissions. Il me semble que le gouvernement craint d'utiliser Radio Martí, comme s'il se rendait compte que c'est une idiotie, une absurdité sans nom, car la situation de ce continent n'est pas vraiment telle qu'on puisse perdre son temps et son argent à débiter des âneries et à lancer des provocations contre Cuba.

RICARDO UTRILLA. Comandante, je voulais vous poser une question presque philosophique. Ne craignez-vous pas qu'un rapprochement progressif entre Cuba et les États-Unis ne ternisse un peu la flamme révolutionnaire cubaine, du fait que l'antiaméricanisme en a été un des éléments clé ?

FIDEL CASTRO. Réellement, cela ne me pose aucun problème, car notre peuple a acquis une conscience qui n'est pas du chauvinisme, ni du nationalisme extrémiste, ni de la haine pour les autres peuples ou pour le peuple des États-Unis. Non, non, je crois que le ciment qui unit notre peuple, qui donne sa vigueur notre Révolution, ce sont les idées, les valeurs morales, les valeurs politiques ; c'est ça que la Révolution a semé dans notre peuple. Nous ne sommes pas du tout un peuple de fanatiques. Le fascisme se fonde sur le fanatisme, le nationalisme, l'idée de supériorité raciale, la xénophobie, mais ça n'a jamais fait partie de notre arsenal politique. Oui, nous avons lutté, nous mous sommes défendus, et je crois que nous nous sommes bien défendus, personne ne pourra dire le contraire, et nous l'avons fait pour notre compte, le travail politique que nous avons accompli a été notre travail politique, celui de notre peuple, de notre Parti, et il a démontré son efficacité. Comme vous le savez, il n'y a pas de culte de la personnalité, pas de déification des dirigeants politiques. Ici, vous ne rencontrerez nulle part une rue qui porte mon nom, ou une école, ou une statue, ou une photo dans un lieu public ; si quelqu'un a ma photo, c'est parce que cette personne l’a voulu, de sa propre initiative ; elle a choisi n'importe laquelle ; ici, on n'a jamais publié mon portrait pour le faire suspendre dans les lieux publics. Nous ne connaissons pas le caudillisme, ni le culte de la personnalité. Les États-Unis pensent que je suis un caudillo ; pas seulement les États-Unis ; Cebrian, directeur d'El País, pense aussi que je suis un caudillo, bien qu'il semble être une personne sensée. Ici, ce n'est pas une seule personne qui prend les décisions ; il y a de solides institutions de l'État, politiques, et une direction collective. Comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises, mon principal droit c'est de parler et d'exposer mes points de vue.

RICARDO UTRILLA. N'avez-vous jamais été tenté ou conçu le projet de démissionner ?

FIDEL CASTRO. Non. Je n'ai jamais eu l'intention de démissionner parce que je n'ai pas non plus cherché les responsabilités. Pour moi, il s'agit d'un travail comme un autre : médecin, architecte, ingénieur, ouvrier ; c'est mon travail et je l'accomplirai tant que je me sentirai utile ; j'ai certainement plus d'expérience aujour­d'hui qu'au début. Il ne serait pas avantageux en ce moment de chercher quelqu'un d'autre ayant moins d'expérience ; j'ai fait mon apprentissage, comme tout le monde d'ailleurs.

Mais cela ne m'inquiète pas non plus, et il ne me semble pas essentiel que ce soit moi qui assume cette fonction, je suis absolument convaincu qu'il y a beaucoup de jeunes, toute une nouvelle génération parfaitement préparée qui est en train de surgir, et qu'il suffirait d'assigner cette tâche à quelqu'un pour qu'il s'en acquitte parfaitement. Ça, je l'ai souvent constaté, pendant la guerre par exemple, où il y avait beaucoup de compagnons dans la troupe, le peloton ou l'escadre à qui il fallait parfois imposer la discipline, demander davantage de rigueur; quand ils savaient qu'il y avait quelqu'un pour s'occuper de tout, ils ne se faisaient pas beaucoup de souci ; mais lorsqu'on leur confiait la mission de commander une colonne ou un front, ils s'en acquittaient méticuleusement car c'étaient d'excellents chefs, très disciplinés. Pour qu'il y ait un chef, il suffit de nommer quelqu'un réunissant des conditions déterminées et ses facultés se développent tout de suite. J'ai ma philosophie, je sais qu'il y a beaucoup de gens capables, je sais que la valeur des individus et de n'importe quel homme est relative. Je suis tranquille car je sais qu'il y en a d'autres qui peuvent me remplacer.

En outre, la direction est collective. Ici, je le répète, les décisions ne sont pas personnelles, il existe même tout un système pour nommer les cadres. Ce n'est pas que je dise qu'un tel est meilleur, que je prenne la décision et qu'il soit nommé, comme le font tant d'autres gouvernements ; nous n'employons pas cette méthode, nous avons tout un système pour examiner, évaluer, choisir selon des mécanismes déterminés, sur la base du dossier ; quelqu'un peut avoir une opinion et un autre une opinion différente, il peut y avoir deux ou trois opinions différentes ; je peux penser qu'un tel est meilleur parce que je le connais davantage, mais un autre connaît davantage un deuxième ; au bout du compte on choisira le troisième et pas celui pour lequel j'avais une préférence. Autrement dit, nous essayons tous d'être objectifs. Au sein du Parti comme au sein du gouvernement, je ne fais qu'exposer mes points de vue, mes idées, mes critères. Rien n'est plus éloigné de la formule autocratique ; rien n'est plus éloigné du caudillisme ; il n'y a pas de caudillisme ici.

RICARDO UTRILLA. Pas de : « C'est moi qui commande ».

FIDEL CASTRO. Ça ne se passe pas comme pour d'autres gouvernements. Prenez l'exemple de l'Espagne. Franco était une personnalité et un caudillo, au point qu'on l'appelait carrément « le caudillo », et à sa mort, il n'est rien resté de cette politique. Il est peut-être resté son œuvre, le développement industriel atteint par l'Espagne pendant cette période, mais le mouvement politique a disparu. Notre mouvement révolutionnaire n'est pas lié à une personne, mais à un peuple, aux masses, à la conscience et aux institutions; notre mouvement demeure, et indéfiniment, je suis tranquille, je sais qu'il ne mourra pas avec moi.

RICARDO UTRILLA. Y a-t-il un mécanisme prévu pour vous remplacer ?

FIDEL CASTRO. Bon, il y a un second secrétaire du Parti.

RICARDO UTRILLA. Qui occuperait automatiquement votre place...

FIDEL CASTRO. En tout cas dans l'immédiat, oui, parce qu'il est élu par le Parti, par le Comité central, par le Bureau politique, et il me semble qu'il doit toujours y avoir un deuxième ou un troisième homme, si possible, ou au moins un deuxième pour assurer la continuité. Ce sont bien sûr des décisions qui incombent au Parti. Elles ne sont pas pour autant arbitraires. Ici, les compañeros ont des responsabilités parce qu'ils ont du prestige, une histoire, des capacités reconnues. Il est possible que la présence d'un cadre central empêche un peu de voir les qualités potentielles des autres, mais quand celui-ci s'en va, un autre le remplace parfaitement ; c'est une espèce de loi, je m'en suis rendu compte en cours de route. Il y a des organisations qui ont perdu leur chef, et quelques jours après il en est venu un autre qui s'est parfaitement acquitté de cette tâche. Tenez, la Révolution nicaraguayenne, par exemple, a commencé avec Carlos Fonseca, il est mort et d'autres dirigeants ont poursuivi la lutte et ont triomphé.

Je crois dans la direction collective et, d'autre part, je ne crois pas que ce sont les individus, les personnalités qui font l'histoire. Je suis conscient de ce qu'a été mon rôle, et il a été à un moment donné – j'en suis conscient – très important, car quand il n'y a personne et que c'est un petit groupe qui commence, l'idée de quelques-uns ou d'un seul peut être d'une grande valeur. A l'heure actuelle, l'idée n'appartient pas seulement à une personne qui pense d'une façon mais à des millions de personnes et des dizaines de milliers de cadres qui pensent de la même façon.

Quand je dis ces choses-là, quand je publie une interview de ce genre, comme celle de l'autre jour, ou celle que j'ai donnée à la télévision et que nous allons publier, nous transmettons ces points de vue à tout le peuple, parce qu'il ne s'agit pas que je dise une chose devant les journalistes et une autre au Comité central ou au peuple  tout ce dont je parle avec une délégation étasunienne, – il se peut que ce ne soit pas publié pour une question de politesse, car nous ne cherchons pas la publicité – tout ce dont je parle avec tout le monde peut être publié, et je ne crains pas qu'une chose que j'ai dite, que ce soit à des négociations diplomatiques, commerciales ou ailleurs, ne soit pas publiable.

Il existe une conscience, pour ma tranquillité, il y a parmi nous des millions de personnes qui pensent. Au début, nous étions quelques-uns à avoir des mérites parmi beaucoup d'autres qui avaient eu une participation moins importante dans les événements. Ceux qui nous remplaceront seront des personnes ayant beaucoup de mérites parmi des gens de mérite. L'autorité que nous avons est un peu historique, et les autres recevront la leur des institutions. Bien sûr, ils ont leur autorité, leur mérite, leur prestige, mais lorsqu'on dira: ce compañero est élu pour occuper tel ou tel poste c'est fondamentalement le Parti qui lui aura conféré cette autorité.

RICARDO UTRILLA. « Les hommes meurent, le Parti est immortel. »

FIDEL CASTRO. Oui, j'ai dit ça. Et c'est vrai, j'ai ma philosophie sur la valeur relative des hommes et l'importance relative des postes; et je me rappelle toujours une pensée de Martí qui, parmi tant d'autres idées merveilleuses, m'a beaucoup plu : « Toute la gloire du monde tient dans un grain de maïs ». Il y a des leaders qui se croient éternels et peut-être même irremplaçables tant qu'ils vivent au milieu des honneurs, et ils ne se rendent pas compte qu'il ne faut que quelques années pour qu'ils soient complètement oubliés. On en parle de temps en temps pour leur anniversaire, on parle de leur action, beaucoup pour les uns, moins pour les autres, de nouveaux leaders surgissent et se mettent à la tâche. J'ai vu bien des changements à la direction des gouvernements au cours de ces vingt-six années de Révolution; les uns sont morts et les autres ont été remplacés. Mao Tsé-toung est mort, c'était un dieu de son vivant, d'autres l'ont remplacé et l'ont même sévèrement critiqué. Ho Chi Minh est mort, une grande personnalité dont on se souviendra longtemps, comme on en souvient aujourd'hui de Lénine. Mais d'autres ont continué l'œuvre d’Ho Chi Minh, le Vietnam a poursuivi sa lutte et a triomphé. Ho Chi Minh a dit dans son testament : « Un jour le Sud sera libre, notre patrie sera réunifiée et indépendante ». Il est mort tranquille, sûr de la victoire de son peuple. Perdure surtout le souvenir des hommes qui se sont oubliés eux-mêmes pour servir leur cause.

Je pense qu'il y aura à l'avenir des gens mieux préparés que nous pour assumer les responsabilités. Peut-être n'auront-ils pas l'expérience que nous avons accumulée pendant toutes ces années, mais ce seront des gens en général mieux préparés, avec des cadres plus expérimentés sur lesquels s'appuyer. Notre pays a traversé les étapes les plus difficiles quand il ne comptait que quelques économistes, intellectuels, professionnels, ingénieurs et médecins, car beaucoup ont abandonné le pays. La Révolution a formé des masses, des vagues de techniciens, mieux préparés. Ceux qui viendront plus tard auront aussi leurs problèmes – nous en avons tous – mais ils auront des ressources humaines et même des ressources économiques dont nous ne pouvions même pas rêver lorsque nous avons commencé.

Voilà ce que je peux vous dire de mon rôle, je n'ai jamais eu l'intention de démissionner. Si vous magnifiez ce que vous faites, cela finit par vous paraître si important que le monde va s'écrouler si vous démissionnez, mais si vous, vous n'y pensez même pas, si vous avez l'impression de faire votre travail comme n'importe qui, un autre viendra et les choses suivront leur cours.

Nous étions en train de parler des États-Unis lorsque vous m'avez posé cette question. Ce thème est-il épuisé ?

Je disais que les États-Unis ont l'habitude des phrases, des mots, d'un langage impérial, qu'ils ont une façon impériale de s'exprimer. Qui a dit aux États-Unis que nous sommes impatients, que nous les implorons de rétablir leurs relations avec nous ? Je suis convaincu qu'ils y ont plus intérêt que nous, absolument convaincu. Nous exposons nos points de vue parce que c'est la politique qui nous paraît correcte ; c’est, disons, un devoir, une question de principe, mais certains commencent à en tirer des conclusions erronées. On dit que Cuba a des problèmes économiques, on parle des devises, d'une année tendue, et on part dans les élucubrations les plus invraisemblables. Ils ignorent que nous sommes plus tranquilles que jamais, parce que nous sommes plus forts que jamais sur le plan militaire et sur le plan politique ; en outre, notre économie est de plus en plus efficiente et pour ce qui est du développement économique, notre chemin est plus clair que jamais. Notre Révolution a mûri, de même que nos cadres, nos dirigeants. Notre santé militaire, politique et économique n'a jamais été aussi bonne.

MARISOL MARIN. L'autre jour, cependant, en lisant un document publié par Granma sur le travail politique et idéologique dans la défense, il m'a semblé comprendre qu'il fallait se préparer à la détente, se préparer à la détente dans le domaine des idées, c'est-à-dire à une influence culturelle prévisible des États-Unis, plus importante que celle qui se fait sentir à l'heure actuelle.

FIDEL CASTRO. Vous nous croyez plus avisés, plus habiles, plus rapides que nous ne le sommes. Nous ne sommes malheureusement pas capables de préparer des documents d'un jour à l'autre. Il y a longtemps que l'on travaillait à ce document qui n'a rien à voir avec ce dont nous sommes en train de parler ici. Je te dirai qu'il a été discuté il y a plusieurs semaines, approuvé et tout récemment publié, presque mécaniquement. Je te le dis, Marisol, pour que tu y voies plus clair. Ce document n'est nullement associé à de tels propos. Je considère que nous n'avons rien de mieux à faire qu'à donner les explications que j'ai données moi-même dans mon discours aux étudiants, dans celui que j'ai consacré à l'énergie, dans celui de l'Assemblée nationale, dans celui où j'ai expliqué le contenu de l'accord avec les États-Unis, dans les interviews qui m'ont été faites par la presse et qui ont été publiées. Nous ne faisons transmettre immédiatement aux masses toutes les idées, rapidement, sans perte de temps. Le document, ce n’est pas mon style, je préfère m'adresser au peuple et lui expliquer exhaustivement une idée. Les gens ont confiance parce qu'ils savent qu'on ne leur dit pas de mensonges, ils nous font confiance parce qu'ils savent que nous sommes tranquilles, plus tranquilles que jamais, et que nous disons la vérité. Tous ces discours ont été abondamment commentés. Chacun sait maintenant ce que nous pensons, chacun comprend le sens de ce que nous faisons. On sait aussi que nous ne sommes pas pressés, que nous n'avons pas besoin de relations avec les États-Unis. Nous sommes l'un des rares pays du monde qui, à l'heure actuelle, peut dire ce qu'il fera en 1990, en 1995 et en l'an 2000, combien il aura d'instituteurs, de médecins, de quelle qualité, de quel niveau, combien nous allons produire, sans compter le moins du monde sur les États-Unis. C’est merveilleux de n'avoir pas à compter sur les États-Unis.

RICARDO UTRILLA. Mais vous comptez sur l’Union soviétique.

FIDEL CASTRO. Oui, mais il vaut mieux compter sur l'Union soviétique, parce qu'avec elle on peut discuter, lui faire des propositions, parce que sa politique n’est pas régie par l'égoïsme national. Les États-Unis partent toujours des cours inégaux que le système économique mondial a imposés aux produits des pays sous-développés, qui ont des dettes avec les banques privées, le gouvernement n'ayant souvent rien à voir avec ces dettes. Si vous discutez un problème économique avec un pays socialiste, le gouvernement peut très bien prendre une décision, vous concéder un différé d’amortissement, réduire les intérêts et même vous accorder un délai de grâce de dix ans, vingt ans, sans intérêts, ce qui est pratiquement ce que nous proposons pour les Latino-Américains. Ce sont des choses qu’on consulte, qu’on discute et qu'on règle avec les gouvernements, pas avec cinq cents banquiers. Lorsque nous avons annulé la dette des Nicaraguayens pour la construction de la nouvelle sucrerie, ce n'est pas une banque privée qui a pris la décision mais l'État cubain; une banque n'aurait pas pu faire une chose pareille. L’État cubain en assume la responsabilité, il sait sur quelles ressources il peut compter pour prendre sa décision.

Avec les pays socialistes il est plus facile de discuter les problèmes économiques, les plans prospectifs, les accords, les prix, parce que leur système n'est pas inspiré de l'égoïsme impitoyable du capitalisme, et en ce qui nous concerne, les choses se sont passées au mieux avec les pays socialistes : nous posons nos problèmes, nous les raisonnons, nous gardons des positions de principes. Nos relations reposent sur une doctrine et une pensée révolutionnaire. Les capitalistes ne se basent sur aucune doctrine : « j'y gagne ou j'y perds » dans cette affaire ; « je vends plus cher et j'achète moins cher », c'est tout. Avec les pays socialistes nous avons bien plus de possibilités de discuter et de parvenir à des accords satisfaisants. Les questions sont analysées, certains pays ont plus de ressources et peuvent faire davantage, ils peuvent concéder davantage de crédits, fournir davantage d'un produit déterminé. Les situations particulières sont prises en considération. Notre commerce avec le Vietnam s'établit sur la base des cours du marché mondial ; avec le Vietnam et la Mongolie, les relations ne sont pas les mêmes qu'avec les pays plus développés. Avec la Chine, nos relations ne sont pas non plus les mêmes qu'avec les pays socialistes d'Europe : le commerce avec la Chine s'opère sur la base des cours du marché mondial ; ils achètent nos produits aux cours du marché mondial, qui sont d'ailleurs très bas.

L'URSS est le pays le plus développé, le plus riche ; ensuite viennent la RDA, la Tchécoslovaquie ; nous avons tous de bonnes relations, un commerce plus ou moins important selon les besoins et les possibilités, et tout fonctionne très bien, jamais on ne nous a mis de conditions politiques, jamais. Même à des moments où les relations étaient tendues – c'est arrivé – jamais il n'y a eu le moindre semblant de pression à travers les relations économiques.

Les livraisons de combustibles et d'autres produits d'URSS ont augmenté d'année en année. Même lorsqu'existaient des problèmes politiques aigus, comme par exemple la Crise d'octobre, les relations économiques entre Cuba et l'URSS n'ont jamais été altérées. Nous avons même parfois été critiques, nous sommes allés jusqu’à les critiquer publiquement, mais ça n’a jamais donné lieu à la moindre pression économique sur notre pays.

Je dirais qu'il y a eu une période d'immaturité re­lative de notre part, un peu d'extrémisme, de suffisance. Il faut reconnaître qu'à une certaine époque, nous pensions en savoir plus, être plus révolutionnaires que les autres pays socialistes, nous ne tenions pas compte de l'expérience. Nous avons mûri depuis. Ils ont vraiment été très patients avec nous pendant toute cette période. Bien sûr, nous avons maintenant l'avantage d'être plus mûrs, nous nous y prenons autrement, nous discutons de tout, mais nous ne le faisons pas publiquement. Personne, d’ailleurs, ne le fait publiquement. Les États-Unis non plus, et ils voudraient que nos discussions avec les pays socialistes soient publiques. Quand ils ont un désaccord avec Mitterrand, ils ne l'étalent pas dans les journaux ; et quand ils ont des différences avec la RFA ou Thatcher ou le Japon, ils se réunissent et en discutent à huis clos. Je pense aussi que Felipe peut avoir des désaccords avec le gouvernement des États-Unis, mais ils ne l’étalent pas sur la place publique, ils échangent leurs points de vue sur de nombreux problèmes. Tous les pays qui ont des relations amicales le font et nous avons également appris à discuter entre pays amis. Si nous avons des divergences de vues sur une chose et que nous allions en discuter, nous n'allons pas lancer dans les journaux des critiques contre les Nicaraguayens, les Angolais, les Éthiopiens, les Yéménites, les Vietnamiens ou les Coréens. Nous n'avons pas forcément les mêmes idées, mais nous n'allons pas les attaquer publiquement. C'est ce que voudraient nos ennemis.

Mais nous avons mûri, ce qui nous aide beaucoup dans nos relations avec les pays socialistes qui sont actuellement excellentes, meilleures que jamais. Les pays socialistes respectent notre pays, l'URSS et les autres pays socialistes respectent nos mérites, notre esprit révolutionnaire, notre conscience internationaliste, la fermeté de notre pays, menacé mais jamais à genoux, un pays qui ne se rend pas et ne se vend pas. De fait, nous ne pourrions même pas le faire : le jour où nous serons à vendre, les valeurs qui font la force de cette Révolution auront disparu.

RICARDO UTRILLA. Combien y-a-t-il de prisonniers politiques à Cuba ?

FIDEL CASTRO. Des prisonniers politiques, de ces anciens prisonniers politiques du genre de Menoyo, qui étaient des milliers, il doit en rester environ deux cents, ceux qu'on appelle les « enracinés » ; il y a encore quelques batistiens, dont personne ne se souvient, à part nous, et don j’ai parlé avec les archevêques, pour trouver le moyen de résoudre leur problème. Nous en avons récemment libéré quelques-uns. Il faudrait quelques visas pour qu'ils puissent aller vivre à l'étranger. Il reste environ deux cents anciens prisonniers contre-révolutionnaires, et quelques centaines, incarcérés plus récemment, je n'en connais pas le nombre exact.

RICARDO UTRILLA. Ils n’atteignent pas le millier ?

FIDEL CASTRO. Je ne peux pas vous le dire avec exactitude. Mais l'ensemble des personnes condamnées pour activités contre-révolutionnaires ne doit pas dépasser le millier.

RICARDO UTRILLA. Des Cubains résidant en Espagne, et notamment Valladares, ont dit que les conditions de détention étaient horribles.

FIDEL CASTRO. Mais comment pouvez-vous croire Valladares ? On disait aussi que Valladares était pa­ralysé, qu'on l'avait torturé. C'est un énorme mensonge. Marisol est ici, elle le sait bien, elle vit depuis quelque temps à Cuba et connaît nos habitudes.

RICARDO UTRILLA. Elle pourrait interviewer Gu­tiérrez Menoyo ?

FIDEL CASTRO. Non, pas Gutiérrez Menoyo, parce qu'il croit que nous devons céder aux pressions et à tout cela, c'est ce qu'il pense. Ici, tout le monde sait que nous n’avons jamais torturé personne, que personne n'a jamais disparu, que personne n'a jamais été assassiné. Tout le monde le sait.

Bien sûr, il y a eu des lois révolutionnaires très dures, dans les moments difficiles, et, dans la mesure où cela a été nécessaire, nous les avons appliquées. Mais ça ne veut pas dire que nous en avons fusillé autant qu'en Espagne, car en Espagne, beaucoup ont été fusillés, des deux côtés. Je crois que Franco en a fait fusiller, et beaucoup, et je crois que la République aussi, cela se sait. Notre combat n'a jamais connu de tels excès, personne n'a jamais été exécuté sans jugement, ça ne s'est jamais produit ; sans base légale, ça ne s'est jamais produit. Quand nous avons jugé les criminels de guerre de Batista, nous l'avons fait en vertu des lois qui avaient été élaborées dans la Sierra Maestra. Nous avons respecté le principe sacré de la légalité des peines: on ne peut condamner quelqu'un qu'en vertu d'une loi préalable. À Nuremberg, les Étasuniens et les Alliés ont fusillé des Allemands, les chefs. Je ne dis pas qu'ils ne le méritaient pas, mais ça s'est fait sans base légale.

RICARDO UTRILLA. Ces deux cents prisonniers politiques que vous qualifiez d'anciens...?

FIDEL CASTRO. Ce sont ceux qui sont prisonniers depuis longtemps, la catégorie à part qui intéresse les États-Unis. Les batistiens ne les intéressent pas.

RICARDO UTRILLA. Ceux qui sont en prison depuis plus de dix ou quinze ans.

FIDEL CASTRO. Ils ont écopé de lourdes condamnations. Par la suite, il y a eu des personnes qui se sont infiltrées chez nous, ou qui ont eu des activités contre-révolutionnaires, mais elles ne sont pas nombreuses. J'ai eu l'occasion d'expliquer à Cebrian qu'à une certaine époque, nous avons eu environ quinze mille prisonniers politiques, car il existait trois cents organisations contre-révolutionnaires créées à l'instigation de la CIA ; quatre ou cinq personnes se réunissaient et formaient une organisation contre-révolutionnaire, au moment de Playa Giron, des tentatives d'invasion, des bandes armées. Dans toutes nos provinces, il y avait des bandes armées, car ils utilisaient déjà ces méthodes contre nous, les infiltrations, les sabotages.

Ce genre de prisonniers, nous les relâchons presque toujours avant la fin de leur peine, bien avant. Nous avons également libéré les mille deux cents et quelques mercenaires qui voulaient envahir le pays et qui ont été faits prisonniers, Ils sont restés quelque temps incarcérés ici, puis nous, avons proposé une indemnité : envoyez-nous des vivres, des médicaments, C'était pour la forme, nous n'en avions même pas besoin... On aurait pu les laisser mijoter ici, mais ils étaient battus, c'était un ennemi défait, et nous leur avons envoyé un bateau rempli de ces « héros ».

Kennedy avait déjà changé de politique.

Valladares n'a pas purgé la totalité de sa peine. On le disait poète et, de plus, invalide, beaucoup de monde le croyait. Nous l'avons confié aux meilleurs médecins. Nous voulions le libérer il y a longtemps, en même temps que trois mille autres, il y a plus de cinq ans. Valladares devait faire partie du lot. Il a même réussi à tromper le médecin de la prison. Nous avons demandé à des spécialistes de l'examiner et de dire s'il avait effectivement un problème organique. « Non, il n'a rien », m'ont-ils répondu. « Comment, rien ? » « Non, c'est de la simulation, vérifiez, si vous voulez ». On a vérifié, par des moyens techniques; il n'y avait pas d'autre solution. On l'a filmé dans sa cellule, et vraiment ça faisait rire. Je ne le critique pas, je ne vais pas critiquer quelqu'un qui, emprisonné, raconte des histoires. Mais bon, ça donnait envie de rire. Il était en pleine forme ; tous les jours, il faisait des exercices d’échauffement dans la salle de bains. On a le film. Mitterrand voulait qu'on le libère, la droite le critiquait, comme partout ailleurs, comme en Espagne les journaux de droite font pression sur Felipe, le critiquent et exigent qu'il obtienne la libération de Menoyo,

Le poète, lui, n'était pas dangereux, car il n'était à la tête d'aucune organisation contre-révolutionnaire ; il appartenait à la police de Batista ; il n'a pas été arrêté pour ça, mais pour des actes de terrorisme contre-révolutionnaire dans lesquels il a été impliqué plus tard. Il n'était pas poète, il s'est mis à écrire plus tard, en prison. Je ne sais pas s'il a écrit tous ces vers, ou si quelques-uns ont été faits par d'autres à l'extérieur, car il y a eu de tout; le fait est que De mon fauteuil roulant est devenu très célèbre. Qu'en est-il de ce fauteuil roulant ?

En réalité, lorsque Mitterrand s'est intéressé à son sort et que nous avons pris la décision de le libérer, nous avons fait venir Valladares et nous lui avons projeté le film. Il s'est levé au milieu de la projection, il n'a pas supporté de le voir, et finie la comédie. Depuis, il marche, Je ne le critique pas, pour les raisons que je vous ai données.

Mais il n'était pas paralytique et le fauteuil roulant était une invention. Nous avons envoyé le film à Mit­terrand, Nous n'avons pas voulu le rendre public, ça n'avait pas de sens, nous le gardons en archives.

Tout ce qu'a dit Valladares est faux, Il n'a pas dit une seule chose de vraie. J'ai vu certains de ses écrits. Notre peuple ne tolérerait pas qu'on torture qui que ce soit. Ce n'est pas en vain que nous avons forgé une conscience de ces problèmes, une haine profonde de ces procédés; et ce n'est pas pour rien que nous avons fusillé beaucoup de ceux qui se livraient à ces activités criminelles. Pas tous, d'autres ont été condamnés à des peines de prison ; certains se sont échappés et ont reçu asile et protection aux États-Unis, Personne ne se souvient des batistiens qui sont toujours emprisonnés, comme je l'ai dit.

Quand j'ai discuté de l'autre catégorie de prisonniers avec les évêques, je leur ai dit : « Oui, tous ceux qui viennent apportent une liste que le département d'État remet à chaque visiteur, une liste des prisonniers contre-révolutionnaires les plus appréciés des États-Unis. » Les évêques m'ont dit : « Certains d'entre eux peuvent avoir des problèmes de santé ». Je leur ai répondu : « Nous allons vérifier. Tous ceux qui auront un problème de santé sérieux seront libérés ». Pourquoi ? De sérieux problèmes de santé. Non ? Ceux qui ont une mauvaise vue ou sont limités physiquement, car ceux-là ne sont pas dangereux, et nous n'avons aucun désir de vengeance envers personne, aucun. Il se peut que nous réagissions avec irritation, surtout quand on essaie de taire pression sur nous. Personne ne peut faire pression sur nous, car ce n'est pas pour rien que nous avons appris à affronter le pays le plus puissant de la terre, à défier sa puissance en en acceptant les conséquences. Personne ne peut faire pression sur nous, personne, car les plus forts n'ont pas pu le faire. Mais nous n'avons pas de désir de vengeance envers personne, vous pouvez en être tout à fait sûrs. On raconte beaucoup de mensonges, mais ça nous est bien égal.

Malgré ça, malgré les campagnes massives lancées par les médias contre Cuba, beaucoup de gens ont confiance en Cuba, beaucoup de gens admirent Cuba, en Amérique latine et surtout dans le Tiers-monde. Je ne parle pas de l'Europe. L'Europe est très compliquée et on y lit beaucoup de journaux de droite. Mais nous n'avons pas grand besoin de l’Europe, je le dis honnêtement. Je crois que nous avons accompli notre tâche historique, notre tâche révolutionnaire, et l'histoire se chargera du reste.

Je me souviens des mensonges racontés par Batista quand nous avons attaqué la caserne Moncada. Il disait que nous avions assassiné des malades dans les hôpitaux, que nous les avions égorgés, ils ont fait croire ça à tous las soldats pour stimuler leur haine contre nous. Cependant, plus tard, nous avons fait la guerre, en restant réellement humains, en respectant scrupuleusement la vie des ennemis, et nous les avons tous libérés, sans exception. Les prisonniers blessés étaient aussi bien soignés que les nôtres. A la fin de la guerre, les soldats qui venaient de se battre contre nous, quelques jours auparavant, nous ont réservé le meilleur accueil. Que restait-il alors de ces mensonges ?

Mais on écrit beaucoup de contre-vérités, surtout en Europe. L'Europe est devenue une colonie idéologique des États-Unis, et aussi une colonie économique.

Je vous le dis franchement : toute cette campagne ne nous inquiète pas beaucoup. Je lis des journaux espagnols de temps à autre. À propos de Cebrian, j'étais très étonné des insultes qu'on lui adressait ; c'est incroyable, on voulait le détruire, on l'a accusé d'être un bandit ou quelque chose comme ça ; on a dit qu'il avait atteint le niveau intellectuel de Camacho, un compagnon de voyage. Qui écrit cela en Espagne ?

Je pense à ces centaines de milliers de patriotes espagnols, de combattants espagnols, qui sont morts en défendant Madrid. Je m'interroge, ce sont des questions que je me pose de temps à autre, je pense à tant de héros morts dans les tranchées en luttant pour la République, pour l'avenir de l'Espagne, je pense à tout ce sang versé et je me demande si c'était pour que Valladares, un ancien policier de Batista, vive dans l'oisiveté, en écrivant dans les journaux de Madrid, et que d'autres individus de cette engeance en fassent autant, simplement parce qu'ils haïssent Cuba; et je me demande ce qu'auraient dit tous ceux qui sont tombés pour cette lutte face à ceux qui, en Espagne, mettent un point d'honneur à la libération d'un mercenaire des États-Unis, de l'impérialisme yankee qui voulait détruire la Révolution cubaine,

Il faut dire qu'environ mille Cubains ont participé à la Guerre civile espagnole, aux côtés du peuple espagnol ! et beaucoup ont trouvé la mort en se battant pour la République espagnole. Je ne pense pas qu'ils aient donné leur vie pour que les Valladares soient les enfants gâtés de Madrid, ni pour que les Menoyo soient réclamés comme de grands patriotes. Je me demande ce qu'ils diraient s'ils apprenaient cela. Je crois qu'ils sont morts pour un idéal un peu moins trivial, un peu plus élevé. Je le crois, et j'y pense parfois. Je ne crois pas non plus qu'ils soient morts pour une Espagne alliée des États-Unis, ou membre de l'OTAN. Je le dis franchement.



 

Lieu: 

La Havane (Cuba)

Date: 

13/02/1985